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Article | 09/05/2025

Le lessivage des argiles dans les sols – Luvisols et planosols

09/05/2025

Denis Baize

Anciennement, UR2072 Science du Sol, INRA Orléans

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Migration verticale ou latérale des particules argileuses et formation, respectivement, des luvisols ou planosols.


Introduction

Le phénomène de lessivage des particules argileuses dans les sols n’est pas du tout universel ou ubiquiste. Ce n’est pas non plus un phénomène de dégradation des sols (Mathieu, 2020[20]) (sens “péjoratif” parfois associé à l’expression “sol lessivé”). C’est un processus naturel dans la formation et l’évolution de certains sols qui n’existe que dans certaines circonstances particulières que nous allons passer en revue ci-après.

Lorsque ce phénomène domine la pédogenèse et modifie nettement l’aspect et la succession des horizons, et seulement dans ce cas, on observe deux types de sols particuliers. Sous nos climats tempérés, peuvent exister un lessivage vertical de particules argileuses menant à la formation des sols appelés « luvisols » mais aussi un lessivage latéral pouvant générer la formation de sols nommés « planosols ».

Lessivage est un terme assez général. Dans le langage courant il désigne tout entrainement par l’eau de percolation de particules fines du sol en suspension (argiles) mais aussi de substances dissoutes (nitrates, phosphates, bicarbonate de calcium, etc.). Il est donc nécessaire de toujours bien préciser quelle substance ou type de particules est affecté par le lessivage. Il est courant désormais de distinguer le lessivage qui concerne les particules solides et la lixiviation qui concerne uniquement les éléments dissouts.

Les luvisols

Quoique déjà ancien, le concept de luvisols est maintenant bien défini (AFES, 2009 [1]). Il s’agit de sols relativement épais dont la morphologie et le fonctionnement sont dominés par un entrainement mécanique vertical de particules argileuses en milieu neutre ou peu acide.

Le lessivage vertical des argiles (appelé également illuviation d’argile ou argilluviation) correspond à un transfert vertical de particules argileuses entrainées en suspension par les eaux de pluies. Ces particules, quittent les horizons supérieurs (qui s’appauvrissent en argile) et viennent s’accumuler plus en profondeur dans des horizons qui s’enrichissent en ces particules très fines (< 5 µm) et donc assez mobiles.

Les horizons supérieurs appauvris en argile et en fer (horizons codés E dits « éluviaux ») sont moins colorés, moins bien structurés et assez perméables, tandis que les horizons semi-profonds (horizons codés BT dits « illuviaux »), plus colorés et moins perméables, montrent une structure bien développée en agrégats polyédriques ou prismatiques.

Selon l’intensité de l’illuviation d’argile, les deux premiers stades de l’évolution des sols développés dans des matériaux limoneux sont nommés Néoluvisols et Luvisols Typiques par les pédologues[1].

Mécanismes élémentaires du lessivage vertical dans les luvisols

Le processus d’argilluviation implique une succession de trois mécanismes élémentaires.

–  Détachement – Que faut-il pour qu’une particule argileuse se détache et devienne potentiellement mobile ? On peut invoquer une faible stabilité structurale de l’horizon de départ liée à une insuffisance de ciments[2]. Il faut également que le flux d’eau pluviale ait une compétence[3] suffisante.

– Déplacement – Sous l’influence de la gravité, la particule migre à travers le réseau poral des horizons supérieurs, entrainée par l’eau, probablement en plusieurs “étapes”. En effet, l’argilluviation verticale n’est certainement pas un processus continu (tout au long de l’année). Il est probable que les premières grosses pluies d’automne tombant sur un solum relativement sec, provoque un “gros alluvionnement” à travers la macroporosité et notamment les fissures inter-agrégats, largement ouvertes. Ces transferts de particules fines impliquent une certaine porosité mais surtout la continuité des vides : les plus favorables à la circulation de suspensions d’argiles sont les fissures qui existent entre les agrégats, dans la mesure où elles restent ouvertes. Les chenaux creusés par les vers de terre ou les trous laissés par les racines mortes sont également des lieux de circulation privilégiés.

– Immobilisation – Pour quelle raison la particule en mouvement sédimente-t-elle ? Ici, à une certaine profondeur et pas ailleurs, pour s’immobiliser définitivement et former progressivement l’horizon d’accumulation (codé BT) ?

On notera que le phénomène d’argilluviation s’auto-accélère. Plus les horizons supérieurs sont appauvris en argile et plus les particules restantes, faute de ciments, seront susceptibles d’être mobilisées et donc impliquées dans le transfert.

En outre, plus l’accumulation d’argile se développe en profondeur et plus l’horizon d’accumulation tend à se colmater, donc à perdre de sa porosité, et à générer des engorgements par les eaux pluviales de plus en plus intenses et prolongés.

À quoi reconnait-on les luvisols sur le terrain ? Et après lecture des résultats d’analyses ?

Le premier critère est un contraste textural important entre horizons supérieurs peu argileux, peu colorés et faiblement structurés et horizons plus profonds nettement plus argileux, plus colorés (couleur brune ou brun-orangé) et présentant une belle structure en agrégats anguleux, polyédrique, cubique ou prismatique fine. Dès que l’on dispose des résultats des analyses granulométriques, on peut calculer l’indice de différenciation texturale (IDT). L’IDT est le rapport entre le pourcentage d’argile de l’horizon le plus riche en argile sur celui de l’horizon le plus pauvre en argile d’un même sol. Il est en général compris entre 1,3 et 1,8 pour les Néoluvisols et supérieur à 1,8 pour les Luvisols Typiques.

Pour rattacher cette valeur d’IDT à un processus de « lessivage d’argile », il faut d’abord être certain que l’on n’est pas en présence de deux matériaux superposés de granulométrie différente, séparés par une discontinuité lithologique. Ensuite, il faut bien prendre conscience du fait que de nombreux processus pédogénétiques sont susceptibles de donner naissance à des sols à fort contraste textural sans pour autant que l’on puisse les rattacher aux luvisols.

L’argument macro- et micromorphologique : les revêtements argileux

L’argument principal pour la reconnaissance des véritables Néoluvisols et Luvisols Typiques est l’existence de nombreux revêtements argileux sur les faces des agrégats et sur les parois des plus gros vides dans les horizons semi-profonds. Cela se voit déjà assez bien sur le terrain, notamment avec une loupe ou un compte-fils (figure 1), mais les revêtements (dits aussi « ferri-argilanes ») peuvent être observés encore mieux à la loupe binoculaire (sur agrégats) et sur des lames minces (en micromorphologie). Comme il est difficile de disposer de lames minces et que, de toute façon, en obtenir nécessite des délais qui se comptent en semaines ou en mois, le mieux est d’observer les agrégats à la loupe binoculaire donc « à la maison ».

Revêtements argileux rougeâtres sur faces d’agrégats, horizon d’accumulation d’un Luvisol Typique

Figure 1. Revêtements argileux rougeâtres sur faces d’agrégats, horizon d’accumulation d’un Luvisol Typique

Les revêtements argileux sont cireux, lisses, brillants, et présentent des teintes plus vives que l’intérieur des agrégats de texture limoneuse.

La largeur de l’image correspond approximativement à 5 cm dans la réalité.


Ces revêtements ont un aspect cireux brillant ; ce sont des « micro-alluvionnements » qui ennoient les microrugosités de la surface des agrégats. Ils tapissent également les parois des vides tubulaires, lieux de circulation préférentiels des suspensions. En contexte limoneux ou limono-argileux, leurs couleurs sont nettement plus brunes, plus orangées ou plus rougeâtres que l’intérieur des agrégats. Ils sont plus difficiles à distinguer dans le cas d’horizons bariolés, marqués par des traits hydromorphes.

Ferri-argilane sur face d’agrégat

Figure 2. Ferri-argilane sur face d’agrégat

L’épaisseur du revêtement argileux lité est d’environ 0,4 mm.

À gauche, lame mince vue en lumière dite « naturelle » (lumière polarisée non analysée).

À droite, la même lame mince vue en lumière polarisée et analysée.


Revêtement argileux de vide vu à fort grossissement

Figure 3. Revêtement argileux de vide vu à fort grossissement

Limons du Bassin parisien, région de Marle.

La largeur de l’image correspond approximativement à 2 mm dans la réalité.


En micromorphologie, c’est-à-dire à l’examen au microscope de lames minces par transparence, que voit-on ? Les « argilanes d’illuviation »[4] sont des revêtements argileux formés suite à un déplacement de matières suivi d’un dépôt. Ils sont faciles à reconnaître en lames minces (figures 2 et 3) :

  • par leur pureté (ils sont constitués presque uniquement d’argile et de fer) ; ils diffèrent nettement du reste de la lame, qui contient beaucoup de particules limoneuses voire sableuses ;
  • par leur limpidité et par la bonne orientation de toutes leurs particules argileuses élémentaires, ce qui leur confère une bonne biréfringence en lumière polarisée et analysée ;
  • et, souvent, par leurs fines couches successives bien visibles (argilanes striés).

Trois conditions sont nécessaires pour qu’il y ait formation des premiers stades de luvisols (Néoluvisols puis Luvisols Typiques)

Il faut :

  • un climat suffisamment pluvieux où les précipitations excèdent largement l’évapotranspiration réelle,
  • un matériau parental suffisamment perméable,
  • la présence de particules argileuses mobilisables. Dans un sable quartzeux pur, la formation de Néoluvisol n’est pas possible, faute d’argile. Il ne faut pas non plus que les particules argileuses soient immobilisées dans des agrégats très stables.

Quand l’argilluviation est le processus dominant, favorisé par l’existence d’un matériau et d’un climat favorables, cela a des conséquences morphologiques majeures. Au fil du temps, se forment progressivement et successivement un Néoluvisol puis un Luvisol Typique[1] (cf. le phylum évolutif des sols issus de matériaux lœssiques ou de limons anciens – figure 4). Si la durée de pédogenèse se prolonge suffisamment sous un climat adéquat, on ira même jusqu’au stade Luvisol Dégradé, assez courant en France.

La chronoséquence théorique des sols issus de lœss et de limons anciens, selon Jamagne

Voici les conditions qui se prêtent le mieux à la formation puis à l’évolution des luvisols sous nos climats tempérés.

Matériaux parentaux. Les matériaux les plus favorables à l’illuviation d’argiles sont les matériaux limoneux déposés et bien triés par l’action du vent à longue distance (pouvant être remaniés ensuite anciennement par ruissellement). Souvent baptisés « limons des plateaux », ils présentent une granulométrie initiale où dominent les fractions limoneuses (65 à 75 % de particules comprises entre 2 et 50 µm), particulièrement les limons grossiers (rapport limons grossiers / limons fins généralement nettement supérieur à 1 sauf dans les régions marginales comme le Gâtinais de l’Yonne où ce ratio est égal à 1). Ils comportent peu de sables fins (à l’exception des lœss sableux du Nord Pas-de-Calais et de Belgique) et pratiquement pas de sables grossiers ni d’éléments grossiers. Enfin, ils n’ont pas été tassés par des sédiments venus se superposer ultérieurement.

Dans le Bassin parisien, il faut bien distinguer :

  • des lœss récents (âge 10 000 - 12 000 ans ?) avec encore 10 à 15 % de CaCO3, que l’on peut observer presque toujours en profondeur aujourd’hui,
  • et des "limons anciens" (âge 40 000 ans ?) aujourd’hui non calcaires. Étaient-ils calcaires initialement ? Peut-on parler de "lœss anciens" ? On l’ignore car on ne trouve plus trace aujourd’hui de ces matériaux intacts, ils ont été entièrement transformés par la pédogenèse.

Leur composition minéralogique est dominée par le quartz et les feldspaths. Ils contiennent assez peu de minéraux primaires altérables, ce sont pourtant ces altérables qui ont fourni les minéraux argileux des horizons profonds (codés BT et BC) limono-argileux ou argilo-limoneux et une partie des "argiles" soumises ensuite à l’illuviation.

Dans le cas des lœss français dans lesquels il y a peu de calcaire (de 10 à 20 %), le résidu non calcaire de la décarbonatation totale (essentiellement limoneux, mais pas seulement) est peu différent du matériau initial, mais encore plus poreux, la dissolution des particules calcaires laissant place à des vides.

Relief, position topographique. Aujourd’hui, on observe le plus souvent ces sols (et leurs matériaux parentaux) en position de plateaux. Mais ces positions sont celles de leur conservation, pas forcément celles du dépôt des lœss ou des limons anciens. On en observe plus rarement sur des versants et en position de terrasses alluviales (Bornand et Legros, 2007 [10]).

Durée. Plus l’âge du dépôt limoneux est grand, plus le sol est avancé dans son évolution vers le stade ultérieur de Luvisol Dégradé. Les sols issus de lœss récents ne dépassent pas le stade Luvisol Typique peu marqué par des traits d’hydromorphie.

Climat. Le climat favorable est un climat tempéré océanique, ou à tendance continentale (Alsace). Le régime hydrique se caractérise par la dominance des flux d’eau descendants. Toutes choses égales par ailleurs, plus le climat est pluvieux, plus la pédogenèse est rapide et plus l’évolution dans le sens du lessivage d’argile, de l’engorgement et de la désaturation du complexe adsorbant des horizons supérieurs, de la “dégradation morphologique”, sera avancée.

Exemple 1. Un gradient très fort et rapide de climat est observable dans le Sundgau (Sud de l’Alsace – Roque et Hardy, 1981[22]). On y observe le passage de Luvisols Typiques relativement sains au Nord, dans le secteur de Mulhouse, à des Luvisols Dégradés très engorgés au Sud.

Exemple 2. Gâtinais de l’Yonne (Baize, 1993[5]) : les sols issus de limons du Sud-Est de cette petite région naturelle sont beaucoup plus marqués par l’hydromorphie et la « dégradation »[5] que ceux situés plus au Nord-Ouest. Ceci est en lien direct avec l’accroissement de la pluviométrie et des altitudes (d’environ 150 m au Nord-Ouest jusqu’à 250 et 290 m en limite Sud-Est). Conséquence : un paysage beaucoup plus forestier et boisé au Sud-Est qu’au Nord-Ouest.

Attention, cependant : les climats qui se sont succédé pendant les 10 000 ou 40 000 dernières années ne sont pas identiques à celui d’aujourd’hui !

Nature et profondeur du substrat. Toutes choses égales par ailleurs, ce facteur joue un grand rôle sur le fonctionnement hydrique des couvertures pédologiques. Des substrats argileux peu perméables (par exemple les argiles à meulières du Bassin de Paris) ralentissent considérablement le drainage vertical naturel des sols formés au-dessus, dans la couverture limoneuse, et génèrent beaucoup plus rapidement des sols beaucoup plus engorgés (Luvisols-Rédoxisols ; Luvisols Dégradés). Les nombreux exemples se situent dans le Hurepoix, en Brie humide et Brie boisée, dans le Faux Perche, le Gâtinais de l’Yonne, en Champagne humide...

Inversement, quand les "limons des plateaux" reposent sur des calcaires (ou des sables), les sols restent sains, c’est-à-dire sans engorgements ni traits hydromorphes, beaucoup plus longtemps. C’est le cas des luvisols du Vexin et de Beauce chartraine.

Luvisols développés dans d’autres matériaux parentaux non limoneux

Il existe également des luvisols sableux (en surface) développés dans certains matériaux qui se prêtent au transfert vertical d’argiles.

Une fosse a été étudiée sous un petit bois situé au Sud-Est de Puiseaux (Loiret) (Baize et al., 2016[9]). Le sol est développé dans une formation calcaire redistribuée au Quaternaire (FCR). Ce matériau parental contient 45 % de sables grossiers siliceux (200 à 2000 µm) qui proviennent de la molasse du Gâtinais, formation géologique qui affleure à proximité, et non pas des sables de Fontainebleau qui sont des sables fins (50 à 200 μm). La décarbonatation totale, sur une épaisseur de 85 cm, de la FCR riche en sables quartzeux a libéré un matériau relativement filtrant et contenant suffisamment d’argile pour que se développe une argilluviation notable avec formation d’un Luvisol Typique sableux en surface (12 % d’argile dans l’horizon éluvial, 30 % dans l’horizon d’accumulation BT).

Un autre exemple est fourni par les sols de la plaine de Pierrelaye qui ont été étudiés de manière approfondie car affectés par de fortes pollutions multimétalliques (van Oort et al., 2013[21] ; Baize et al., 2016[9]). Au fil du temps, le mélange [sables quartzeux + poudre calcaire] a été décarbonaté totalement et a libéré des particules argileuses qui ont migré dans un milieu sableux pour former en profondeur un horizon d’accumulation BT sablo-argileux rougeâtre (figure 5).

Sol sableux de la plaine de Pierrelaye

Figure 5. Sol sableux de la plaine de Pierrelaye

Outre la couleur très foncée des horizons supérieurs, due à une très forte accumulation de matières organiques exogènes, on distingue bien la teinte claire de l’horizon éluvial, la teinte rougeâtre de l’horizon d’accumulation et la couleur blanche de l’horizon profond calcaire (codé Cca).

L’horizon superficiel noirâtre a une épaisseur d’environ 45 cm.


Argilluviation "récente" superposée à de vieilles pédogenèses

Il s’agit de sols ayant évolué par argilluviation après une très longue pédogenèse antérieure développée dans des matériaux très argileux (70 % d’argiles). Les matériaux argileux sont pourtant censés se prêter très mal à l’illuviation verticale d’argile.

Exemple. Les “terres d’Aubues” et les “sols issus des argiles à chailles” des plateaux de Basse Bourgogne (Baize, 1991[4] ; 2012[6]). Il y a au moins deux preuves de cette argilluviation verticale dans ces sols :

  • Une différenciation texturale très marquée (dans un même matériau dont l’homogénéité initiale a été vérifiée : une argile de décarbonatation totale de calcaires durs). En effet, on dose de 20 à 30 % d’argiles granulométriques dans les horizons supérieurs et de 40 à 70 % en profondeur.
  • Des revêtements argileux et ferrugineux très abondants et très nets, aussi bien sur les faces d’agrégats que sur cailloux et pierres (chailles), visibles à l’œil nu comme en lames minces (figures 6 et 7). Dans le cas des horizons profonds des “terres d’Aubues”, la totalité des agrégats est recouverte de ferri-argilanes rougeâtres (code Munsell 7,5 YR 4/4 voire 5 YR 4/6 ou 4/8). Pourtant, la terre fine obtenue par concassage des agrégats, constituée essentiellement de matière issue du cœur des agrégats, n’a pas du tout la même couleur : elle est ocre jaune.
Lame mince taillée dans un horizon profond d’une « terre d’Aubue profonde » de Basse Bourgogne

Figure 6. Lame mince taillée dans un horizon profond d’une « terre d’Aubue profonde » de Basse Bourgogne

Observation en lumière polarisée et analysée. Outre les épais revêtements argileux tapissant les espaces inter-agrégats, on observe aussi de nombreuses petits fragments argileux très limpides qui pourraient être des revêtements finement fragmentés par pédoturbation et/ou cryoturbation.

La largeur de l’image correspond approximativement à 5 mm dans la réalité.


Sol développé dans des « argiles à chailles »

Figure 7. Sol développé dans des « argiles à chailles »

Comparaison entre des cailloux extraits des horizons éluviés E et d’autres extraits des horizons d’accumulation BT qui présentent des teintes orangées liées à des revêtements argilo-ferriques.


Trois raisons expliquent cet apparent paradoxe d’une illuviation d’argile intense dans un matériau argileux : i) un climat (ancien) suffisamment pluvieux ; ii) des horizons argileux à belle structure fine et très stable (Bruand, 1985[11]) d’où des transferts verticaux toujours possibles ; iii) une pédogenèse de très longue durée (1 à 2 millions d’années – Baize, 2012[6]).

Un autre exemple d’argilluviation se surimposant à de très vieilles altérations est fourni par les ultisols localisés entre les rivières Yonne et Cure (Baize, 2019[7]). Outre une intense argilisation in situ des minéraux primaires altérables, ces sols montrent également des ferri-argilanes liés à des redistributions de particules argileuses (Baize, 2019[7], page 40).

Les planosols : des sols “lessivés” eux aussi ?

Les planosols sont définis principalement par leur morphologie différenciée, elle-même étroitement liée à un type particulier de fonctionnement hydrique.

Un grand contraste granulométrique existe entre des horizons supérieurs perméables, limoneux ou sableux, et des horizons plus profonds, beaucoup plus argileux et très peu perméables (« plancher »). Le changement granulométrique entre horizons supérieurs et horizons plus profonds est très brusque (souvent en moins d’un centimètre). Le contact est subhorizontal et se situe à faible profondeur (de 25 à 40 cm). À l’interface, des engorgements temporaires se développent, donnant naissance à des traits d’hydromorphie (panachages, formation de nodules ferrugineux). Des nappes perchées temporaires fonctionnent en hiver et au printemps qui présentent un écoulement essentiellement latéral.

Il a été démontré que la forte différenciation texturale résulte d’une pédogenèse in situ au sein d’un matériau unique et homogène (planosol “pédomorphe” (Baize, 1983[3] ; 2021[8]). Ces planosols pédomorphes sont assez fréquents dans le Nord de la France, développés à partir de sédiments argileux marins du Crétacé inférieur, du Lias ou du Trias (Champagne humide, Puisaye, Plaine lorraine). Il s’agit de matériaux sédimentés lentement au fond des mers, puis fortement compactés par d’autres sédiments déposés par-dessus ultérieurement. La structure grossière de leurs horizons semi-profonds et la fermeture des fissures inter-agrégats en période humide ne se prêtent pas du tout à des mouvements verticaux de matières mais à des évacuations latérales.

On voit donc que ces planosols sont aussi des « sols lessivés » en ce sens que leurs horizons supérieurs sont éluviés, c’est-à-dire appauvris en argiles. La différence fondamentale réside dans le fait que les particules partent latéralement en suspension dans les nappes perchées puis dans le réseau hydrographique et ne s’accumulent pas en profondeur (figure 8).

Deux grands processus affectant les particules argileuses sous climats tempérés humides

Figure 8. Deux grands processus affectant les particules argileuses sous climats tempérés humides

Représentation schématique des luvisols vs. les planosols pédomorphes (sous forêt). Dans cette figure, le luvisol est issu d’un lœss et le planosol est développé à partir d’un sédiment marin argileux faiblement calcaire.


Hommage à Philippe Duchaufour (1912-2000)

Rappelons, car il n’est pas possible de disserter sur les luvisols sans le citer, que Philippe Duchaufour (1948[13] ; 1951[14]) fut parmi les premiers à distinguer et à expliquer clairement la différence majeure entre le processus mécanique de “lessivage” des argiles et la podzolisation (baptisée, plus tard en 1964, “acidocomplexolyse”). Antérieurement, à la suite de l’école russe, on parlait de “podzols primaires” et de “podzols secondaires”.

Hommage à Marcel Jamagne (1931-2025)

L’essentiel de nos connaissances fines sur les luvisols du Nord de la France, leur pédogenèse et leur fonctionnement, provient des travaux de Marcel Jamagne. Il y a consacré une grande partie de sa longue carrière. Ses publications sont très nombreuses. Nous en retiendrons principalement quatre :

  • M. Jamagne, 1973. Contribution à l’étude pédogénétique des formations lœssiques du nord de la France [15]
  • M. Jamagne, 1978. Les processus pédogénétiques dans une séquence évolutive progressive sur formations limoneuses en zone tempérée froide et humide [16]
  • M. Jamagne, G. Pédro, 1981. Les phénomènes de migration et d’accumulation de particules au cours de la pédogenèse sur les formations limoneuses du Nord de la France. Essai de caractérisation du processus de « lessivage » [18]
  • M. Jamagne, 2011. Grands paysages pédologiques de France [17]

Conclusion

L’ancienne dénomination de « sols lessivés » recelait trop d’ambigüités, que ce soit sous nos climats tempérés ou en régions équatoriales.

Des sols ferrallitiques peuvent s’avérer lessivés dans leurs horizons supérieurs, ils n’en sont pas moins et avant tout des sols ferrallitiques (Aubert et Ségalen, 1966[2]). De même des sols développés dans des arènes granitiques en Bretagne ou dans le Massif central montrent en profondeur des revêtements argileux qui prouvent que des mouvements verticaux de particules ont eu lieu (Legros, 1976[19] ; Curmi, 1979[12]). Mais ces phénomènes de lessivage peuvent être considérés comme accessoires, car ils ne modifient pas profondément la morphologie du sol. Ce dernier ne peut donc pas être rattaché à la catégorie bien définie des luvisols.

En France, la définition des luvisols est assez précise et stricte. Le processus principal, sinon unique, est le transfert vertical de particules argileuses depuis les horizons supérieurs vers des horizons plus profonds où ces particules se sont accumulées (AFES, 2009[1]).

Nous avons vu que les meilleures conditions pour le développement rapide de l’argilluviation sous nos climats (éluviation d’argiles + illuviation) s’observent dans le cas des matériaux limoneux ou sableux non tassés mais comportant cependant une quantité suffisante de particules mobilisables, de taille inférieure à 2 µm.

En revanche, la translocation verticale de particules argileuses est pratiquement impossible dans les sols dont le matériau parental est un sédiment marin argileux (ou qui devient argileux très rapidement après une altération modérée, comme les marnes ou les « sables verts » de l’Albien), l’évacuation latérale d’argiles aboutissant alors à des planosols.

Bibliographie

Références bibliographiques

AFES, 2009. Référentiel pédologique 2008, D. Baize et M.C. Girard coord., Quae éditions, 480p [pdf]

G. Aubert, P. Ségalen, 1966. Projet de classification des sols ferrallitiques, Cahiers Orstom, Série Pédologie, 4, 4, 97-112

D. Baize, 1983. Les planosols de Champagne humide - Pédogenèse et fonctionnement, thèse d’état. Nancy I - INRA Versailles, 385p [pdf]

D. Baize, 1991. Sols et formations superficielles sur calcaires durs dans le sud-est du Bassin parisien. Première synthèse, Science du Sol, 29, 265-287 [pdf]

D. Baize, 1993. Petites régions naturelles et paysages pédologiques de l’Yonne, INRA Orléans, notice 191p + carte à 1/200 000 en couleurs

M. Bornand, J.-P. Legros, 2007. Carte pédologique de France à 1/100 000. Feuille Saint Étienne, INRA, 283p

P. Curmi, 1979. Altération et différenciation pédologique sur granite en bretagne. Étude d’une toposéquence, Thèse de docteur-ingénieur, ENSA-INRA Rennes, 176p

P. Duchaufour, 1948. Recherches écologiques sur la chênaie atlantique française, Annales de l’E.N.E.F., XI, I, 332p

P. Duchaufour, 1951. Lessivage et podzolisation, Revue Forestière Française, 10, 647-652

M. Jamagne, 1973. Contribution à l’étude pédogénétique des formations lœssiques du nord de la France, Thèse de doctorat, INRA, Gembloux, 445p

M. Jamagne, 2011. Grands paysages pédologiques de France, Quae éditions. 598p

J. Roque, R. Hardy, 1981. Étude agro-pédologique dans le Sundgau, INRA Versailles, 309p



[1] Néoluvisols, Luvisols Typiques et Luvisols Dégradés sont des termes désignant chacun une "référence" du Référentiel pédologique 2008 (AFES, 2009[]). C’est pourquoi les initiales doivent être écrites en capitales. En revanche, luvisols n’est pas le nom d’une référence mais celui d’un chapitre (ou "grand ensemble de références"), c’est un terme générique.

[2] Les principaux ciments assurant la cohérence des agrégats sont les minéraux argileux, les matières organiques et les ions calcium.

[3] Compétence : aptitude d’un fluide à déplacer des particules d’une taille donnée.

[4] Les « argilanes d’illuviation » sont également appelés « cutanes d’illuviation » ou « ferri-argilanes » ou « clay skins ».

[5] Dégradation = dans ce contexte, processus d’altération pédogénétique des minéraux argileux, se traduisant par l’apparition dans l’horizon BT de volumes blanchâtres appauvris en argile et en fer sur les faces d’agrégats ou sous la forme de langues verticales.