Article | 20/02/2025
Comment les atomes forment les cristaux. Voyage au cœur de la matière
21/02/2025
Résumé
Les cristaux vus à l’échelle atomiques, composition et agencement. Environnement proche en solution ou à la surface d’un cristal, paramètres énergétiques gouvernant la cinétique et les modes de la croissance cristalline hydrothermale.
Table des matières
- Introduction
- Les cristaux à l'échelle microscopique
- Des ions en solution et en mouvement
- La croissance cristalline (hydrothermale)
- Conclusion
- Bibliographie
Introduction
Source - © 2024 D'après Daniel Trinchillo, Fine Minerals International LLC
Figure 1. King of Kashmir, aigue marine, feldspath et quartz, Goyungo, Pakistan
Plaque de 60 cm de long.
Comment se développent les cristaux ? Pourquoi ont-ils des faces plates ? Pourquoi une même espèce minérale peut-elle avoir des formes différentes ? Ces questions nous amènent à nous plonger dans la physique du solide et des interfaces, et à explorer les phénomènes de diffusion de la matière et de la chaleur à l'origine de la croissance des cristaux.
Si l'intérêt pour les cristaux est ancien, nos connaissances dans ce domaine se sont particulièrement accrues ces dernières décennies et proviennent principalement de l'essor des technologies de l'information, qui ont nécessité la fabrication de cristaux synthétiques. Ces cristaux synthétiques, nous les utilisons tous les jours. Ils sont dans nos ordinateurs, nos écrans, nos téléphones portables, nos voitures…
Pour comprendre comment les cristaux apparaissent, il faut plonger au cœur de la matière. Comme le super-héros Ant-Man, je vous invite à prendre une taille extrêmement petite et à observer ce qui se passe dans ce monde microscopique. Ce voyage dans l'infiniment petit amène à rencontrer les atomes et les ions qui constituent la matière solide et les fluides, et à comprendre pourquoi et comment ces atomes s'agglomèrent pour former les cristaux.
Source - © 2024 sarl Les Minéraux
Les cristaux à l'échelle microscopique
Nous allons manipuler quelques minéraux faciles à se procurer pour une première approche de l’échelle microscopique par des calculs et mesures simples.
Combien d'atomes dans un cristal ?
Figure 3. Monocristal de gypse, Sinard (Isère)
Prenons un monocristal de gypse comme on peut en trouver dans la région de Grenoble (figure 3), il mesure 7 cm et pèse 53 g. C'est un sulfate de calcium hydraté, sa formule chimique est CaSO4·2H2O. Les atomes qui le composent sont, respectivement, Ca calcium, S soufre, O oxygène, et H hydrogène.
Pour savoir comment sont disposés les atomes dans un cristal, on peut désormais utiliser la microscopie électronique à transmission à haute résolution (METHR / HRTEM), qui donne une image de l'arrangement des atomes. La figure 4 est l'image obtenue pour un cristal d'or qui est chimiquement (Au) et structurellement (système cubique) simple. Elle permet d'illustrer que, pour simplifier, les atomes sont empilés les uns sur les autres de manière régulière, limitant le volume occupé et minimisant ainsi l'énergie nécessaire à la cohésion du cristal dans les conditions auxquelles il est soumis.
Source - © 2016 ERC/CNRS Photothèque / Marie-Paule PILENI, Nicolas GOUBET
Si l’on modélise souvent de façon simple les atomes par des sphères, ce n'est toutefois qu'une modélisation commode. La physique quantique et statistique du XXe siècle nous a appris qu'un atome est un groupement de particules – protons, neutrons, électrons – ayant des probabilités de présence dans l'espace-temps (décrites par les fonctions d'onde).
On définit un cristal par sa maille élémentaire, qui correspond au plus petit volume de matière représentatif de l'arrangement à l'échelle moléculaire. Le cristal est la duplication multiple de cette maille élémentaire dans l'espace selon les règles de symétrie de son réseau cristallin. Pour le gypse, le type d'empilement au sein de la maille est représentée par un parallélépipède tel qu'illustré à la figure 5.
Source - © 2025 D’après mindat.org, modifié
Le cristal de gypse étudié s'est formé dans les sédiments argileux d'un lac glaciaire (−20 000 ans) à partir des ions calcium Ca2+ et sulfate SO42− présents dans l'eau du lac (et des sédiments).
Déterminons combien d'ions Ca2+ ont été nécessaires à la formation de ce cristal de 53 g. Pour cela, il faut faire référence à la célèbre constante d'Avogadro.
La masse d'une mole de gypse est la somme des masses molaires des atomes qui la composent. D'après sa formule chimique, CaSO4·2H2O, on a :
Mgypse= 40 + 32 + 4×16 + 2 × (2×1 + 16) = 172 g/mol (cf. le tableau périodique des éléments pour retrouver les masses molaires des atomes).
Le nombre de moles dans 53 g de ce cristal est donc m= 53/172 mole. Or la constante d'Avogadro nous indique que 1 mole de gypse contient par définition N=6,022 140 76.1023 molécules de gypse.
Donc ce cristal de 53 g comporte m×N soit 1,85.1023 molécules de gypse. C'est-à-dire que 185 mille milliards de milliards d'ions Ca2+ et autant d'ions SO42− ont été nécessaires pour former ce cristal !
Ce qu'il faut retenir c'est l'ordre de grandeur, car comme dans toute approche du réel, il faut tenir compte des approximations faites. Ici, il y a les erreurs de pesée avec la balance à ±1g. Les valeurs des masses molaires des atomes sont des arrondis. On suppose que le gypse est parfaitement homogène alors qu'il y a à l'intérieur des traces de marne et d'hydrocarbures, etc.
Quoiqu'il en soit 1023 ions, ça fait beaucoup d'ions en solution dans l'eau pour faire ce cristal. On se demande comment ils peuvent tous rentrer ! Mais quelle est la taille de ces ions et des atomes dans un cristal ? Comment se placent-ils ? Heureusement, comme nous allons le voir, ils sont très petits.
Quelle est la taille d'une maille élémentaire ?
Nous allons voir qu'avec seulement une règle et une balance, on peut calculer assez précisément la taille d'une maille élémentaire (avant de passer à la taille d'un atome).
Prenons l'exemple de la pyrite : c'est un sulfure de fer de formule chimique FeS2, constitué d'ions ferreux Fe2+ et d'ions disulfure S22−. L'échantillon de pyrite provenant de Navajùn en Espagne, présenté à la figure 6, pèse 28,5 g (±0,25 g). C'est un cube très régulier de 1,8 cm d’arête (±0,05 cm).
La masse molaire de la pyrite est Mpyrite= 55,845 + 2×32,067 ≈ 120 g/mol. Un cristal est la répétition d'une maille élémentaire suivant un système cristallin, cubique pour la pyrite. Le paramètre de maille est la longueur d'une arête du cube élémentaire notée “a” (figure 7).
Figure 6. Cube de pyrite de Navajùn (Espagne) |
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Il y a 4 unités formulaires par maille, donc la masse d'une maille est 4 fois celle d'une molécule de pyrite (FeS2) (cf. mindat.org).
La masse d'une molécule de pyrite est 120 / 6,022 140 76.1023 = 1,99269.10−22 g,
La masse d'une maille élémentaire de pyrite est donc de 4 × 1,99269.10−22 = 7,97077.10−22 g.
Le cube de pyrite présenté est donc constitué de 28,5 / 7,97077.10−22 = 3,57556.1022 mailles élémentaires.
Or, si l'arête du cube est n×a (n fois le côté d'une maille), ce cube contient n3 mailles élémentaires. Le cube de pyrite contient donc (3,57556.1022)1/3 = 32 944 389 mailles élémentaires par arête.
Comme l'arête du cube de la pyrite étudiée fait 1,8 cm, on obtient alors la valeur du paramètre de maille :
a = 1,8.10−2/ 32 944 389 = 5,463.10−10 m.
Le paramètre réel de maille de la pyrite est 5,416.10−10 m (cf. mindat.org). L'erreur relative entre les deux valeurs est de ε = 0,88 % soit moins d'un pourcent d'erreur !
Le positionnement des ions ferreux et disulfure dans la maille de la pyrite est assez complexe (figure 8).
Source - © 2025 D’après mindat.org, modifié
Quelle est la taille des atomes ?
De façon générale, la taille d'un ion ou d'un atome est une notion assez difficile à définir. En effet la répartition spatiale des électrons les plus éloignés du noyau devrait donner la taille de l'ion, mais la mécanique quantique indique que cette distance est une probabilité de répartition des électrons. Le rayon d'un ion ou d'un atome est donc une notion simplifiée, moyenne. Il dépend fortement de la nature des liaisons de l'atome avec ses proches voisins. Par ailleurs, les anions comme Cl− possèdent un électron de plus, leur rayon est plus grand que celui de l'atome de chlore Cl. À contrario, les cations comme Na+ sont plus petits que Na. Toutefois leur taille reste de l'ordre de 10−10 m. La figure suivante compare le rayon ionique de quelques éléments chimiques du tableau périodique.
Source - © 2025 D’aprèselementschimiques.fr, modifié
Figure 9. Rayons ioniques de quelques éléments chimiques présentés dans un tableau de Mendeleïev
L'ion potassium, K+, donne l'échelle : son diamètre est de 276 pm (1pm = 10−12 m). L'ion H+, un proton, est tellement petit (son rayon n'est que de 0,0015 pm) qu'on ne le “voit” pas sur cette représentation.
Pour les cristaux de halite (NaCl), on peut calculer l'ordre de grandeur de l'ion Na+. La structure de la halite est cubique à faces centrées (figure 11), comme celle de la pyrite.
Source - © - D’après Rock Currier / mindat.org Figure 10. Cristaux de halite, Californie, USA |
Source - © 2025 D'après mindat.org, modifié |
Pour simplifier, imaginons que les ions soient des boules dures de rayon rat. D'après la figure 12, on voit que L1= 4 × rat . Il s'agit d'un cube, on a donc un angle droit entre chaque arête de longueur a. D'après le théorème de Pythagore, on a L1² = a2+ a2 = 2 a2, soit L1 = (√2).a. On a donc, rat = (√2).a/4.
Le paramètre de maille de la halite est a = 5,64.10−10 m, ce qui fait pour l'ion Na+ : rat = 1,99.10−10 m.
Le rayon atomique mesuré par diffraction X est rat = 1,80.10−10 m (1,90.10−10 m par calcul quantique) (cf. elementschimiques.fr).
Source - © 2016 Jimmy Nicolle, IUT Université Orléans
Figure 12. Schéma d'une maille cristalline du système cubique à faces centrées
Capture d'écran de la vidéo Méthode de calcul de compacité d'une maille cristallographique Cubique Centrée.
La taille des ions monoatomiques est de l'ordre de 10−10 m. Un ion en solution qui arrive devant un cristal de 1 cm d'arête, c'est comme un homme face à un building de 100 000 km de haut (plus du quart de la distance Terre-Lune) !
En résumé, il faut des milliards de milliards de milliards d'ions d'une taille de 10−10 m pour faire des cristaux de quelques centimètres. Voyons maintenant quels sont les ions et les molécules qui fabriquent les cristaux les plus courants comme le quartz, la calcite, le sel gemme (halite), la barytine, la fluorine… et quelles sont leurs formes.
Atomes, ions et molécules forment les cristaux
Voici les formules chimiques de quelques cristaux qu'on peut rencontrer fréquemment dans la nature : le quartz (SiO2), la calcite (CaCO3), le sel gemme ou halite (NaCl), le gypse (CaSO4·2H2O), la fluorine (CaF2). Ils peuvent cristalliser à partir d'ions ou de molécules en solution dans l'eau. Les figures suivantes montrent la forme imagée des ions et molécules qui constituent ces cristaux.
Tous ces ions et molécules baignent dans le solvant le plus abondant sur la Terre : l'eau, dont nous alors voir les propriétés et le comportement de ses molécules avec les ions.
Des ions en solution et en mouvement
L'eau : le solvant principal sur Terre
L'eau, H2O, est une molécule polaire. Elle se comporte comme un dipôle électrique avec des charges à ses extrémités (figure 15). Au contact des ions, les molécules d'eau s'orientent par couches de façon à neutraliser électriquement la charge de l'ion, c'est le phénomène de solvatation. Les ions sont alors entourés de molécules d'eau comme par des bouées (figure 15).
Dans la première couche de solvatation, les molécules d'eau ne s'échangent que lentement avec l'extérieur. À l'inverse, dans la deuxième couche, les molécules d'eau étant peu orientées, elles s'échangent rapidement avec celles du reste de la solution. Le nombre de molécules dans la première couche de solvatation est qualifié de « nombre de solvatation » (Marcus, 1985 [12]). Ce nombre peut être mesuré par diffraction de rayons X et peut évoluer en fonction des conditions physico-chimiques du milieu, dont la température. Pour simplifier, les valeurs du nombre de solvatation utilisées dans la figure 14 sont respectivement : 6 pour Na+, Cl−, Ca2+, F− et 8 pour SO42−.
Par ailleurs, le caractère acide ou basique de l'eau est donné par la prédominance respective des ions H3O+ ou bien OH−. Leur présence peut influer fortement sur les processus de cristallisation.
Ces ions et leurs couches de solvatation ne sont pas statiques. Nous allons discuter des causes de leurs mouvements et de la manière dont ils s’approchent d’un cristal et le font croitre.
Les ions en mouvement, agitation moléculaire et mouvement brownien
Même dans un fluide apparemment immobile, les molécules d'eau et les ions sont en perpétuel mouvement à l’échelle atomique. Leur déplacement est d'autant plus grand et les chocs entre eux d'autant plus forts que la température est élevée. D'ailleurs, à partir d'une température critique, une transition de phase s'opère : on passe de l'état liquide à l'état gazeux. Les molécules d'eau diffusent alors violemment dans l'espace disponible, c'est le bouillonnement (boilling effect), qui se produit lorsqu'une eau chaude sous pression remonte à la surface.
À une échelle micrométrique (1 μm = 10−6 m), les groupements de molécules – agrégats, germes cristallins – sont également perpétuellement agités dans un mouvement qu'on appelle brownien, en référence au naturaliste écossais Robert Brown.
Le repos apparent de ce que nous appelons un liquide en équilibre n'est qu'une illusion due à l'imperfection de nos sens et correspond réellement à un certain régime permanent de violente agitation désordonnée. […] Il se manifeste dans des inclusions liquides enfermées depuis des milliers d'années dans des cristaux de quartz. […] Il est éternel et spontané. | ||
--Jean PERRIN, 1913. Le monde des atomes et l'agitation moléculaire [14] |
Pour imager ce mouvement brownien, imaginez que vous avez une grosse bouée autour de vous en plein milieu d'une foule qui assiste à un concert du Hellfest (festival de hard rock avec une forte ambiance). Les gens autour de vous vous repoussent, la somme de leur force a une résultante non nulle (cas le plus probable). Il s'ensuit, à chaque instant un mouvement aléatoire. Vous êtes ainsi ballotté dans une sorte de marche au hasard. Plus la musique est forte et les gens excités, plus vous allez bouger. C'est ce qui se passe pour les agrégats quand la température de l'eau augmente.
Toutefois, imaginez que la taille de votre bouée soit très grande, alors la résultante des forces va tendre vers zéro. Vous ne bougez plus. C'est également ce qui se passe à partir d'une taille critique pour les agrégats. À contrario, imaginez que les gens soient couverts de savon liquide, vous allez plus facilement vous déplacer.
Einstein a modélisé le mouvement brownien (loi de Stokes-Einstein). Le déplacement d'une particule est aléatoire, mais on peut définir statistiquement la diffusion des particules au cours du temps, au travers d'un coefficient de diffusion D=kT/6πηR, où k est la constante de Boltzmann (une constante de physique statistique qui relie l'énergie des particules à la température), T la température, η la viscosité du liquide et R le rayon des particules.
Avec cette formule, on retrouve bien que si la température augmente, les particules bougent davantage, et que si leur taille est grande (R grand), elles bougent moins. Si la viscosité η du milieu est faible, les particules bougent davantage.
La figure suivante illustre ce mouvement brownien par une simulation numérique de marche au hasard où l'on peut suivre le déplacement d'une particule pendant 1000 pas, à partir d'une distribution normale.
Source - © 2010 PAR / wikimedia
Figure 16. Exemple de simulation numérique de mouvement brownien
Exemple avec 1000 pas en 2 dimensions, point de départ au point [0,0].
Grâce à la loi de Stokes-Einstein, on voit qu'à partir d'une certaine taille de particule (R grand) le coefficient de diffusion D tend vers une valeur nulle. Ceci veut dire que le mouvement brownien n'a plus d'effet. L'agrégat est alors soumis à la force de pesanteur, il tombe. C'est ce qui se passe lors d'un précipité. Les microcristaux tombent et sédimentent vers le fond.
On peut également comprendre que si un agrégat se rapproche d'une source de chaleur, par exemple une paroi rocheuse plus chaude, kT augmente et la diffusion est plus forte. On a un phénomène de convection.
Or c'est ce qui se passe pour un cristal en croissance. La réaction de cristallisation est exothermique, de la chaleur est “émise”. Si à basse température la conduction peut être le mode principal de transfert de chaleur, à haute température (et notamment lorsque phases vapeur et liquide coexistent) l'évacuation de la chaleur s'effectue par convection du solvant (contenant les solutés) le long des faces du cristal. C'est comme si vous étiez devant un immense building très chaud pris par des vents ascendants (figure 17).
Figure 17. Processus de croissance et de dissolution d'un cristal
Les flux de chaleurs sont en rouge, les boucles de convection en bleu.
Maintenant, imaginons que vous êtes toujours au Hellfest, vous êtes initialement au premier rang, très bousculé par une foule surexcitée. Mais si derrière ce groupe il y a une zone avec moins de personnes, alors vous aurez tendance à migrer vers cette zone où la concentration d'individus est plus faible et les chocs moins fréquents.
Quand un cristal croît, il adsorbe des unités de croissance (les agrégats, ions, molécules, etc.). À son voisinage immédiat, la concentration en unités de croissance baisse. Les unités de croissance du reste du fluide vont alors migrer vers cette zone moins concentrée, continuant ainsi à alimenter la croissance du cristal (figure 18). La concentration relative en soluté (ions) va baisser. Celle en solvant (eau) va augmenter. La zone où la concentration varie fortement est appelée “zone limite de diffusion” ou, en anglais, diffusion boundary layer (figure 19).
Figure 18. Gradient de concentration à proximité d'un cristal en croissance À droite, les ions en solution ; à gauche les ions disposés dans le cristal. |
Source - © 2024 Bernard Barailler d'après Helfenritter et Kind, 2022 [9] Figure 19. Zone limite de diffusion au contact d'un cristal en croissance À gauche, les ions disposés dans le cristal ; à droite les concentrations en solvant et solutés dans la solution. |
La taille de cette zone limite de diffusion est de l'ordre de 100 μm pour un cristal ionique (Sunagawa, 2007 [17]), soit 100 000 fois plus grande qu'un ion. En gardant le même rapport d'échelle, si un atome est ramené à la taille d'un être humain, la taille de la zone limite de diffusion mesure alors environ 180 km.
Le flux de matière engendré par ce phénomène de transport est, d'après la loi de Fick [1], proportionnel au gradient de concentration par l'intermédiaire du coefficient de diffusion. Ce flux dépend donc de la concentration de la substance au cours du temps.
Enfin, il faut prendre en compte le mouvement général du fluide lié à la circulation hydrothermale. Celui-ci est lié à la topologie du terrain et des failles, aux différences de température et de pression.
On vient de voir que les ions peuvent se mouvoir dans différentes conditions. Mais pourquoi sont-ils “attirés” par le cristal ? Qu'est-ce qui contribue à leur dépôt sur les faces d'un cristal ?
La croissance cristalline (hydrothermale)
Dans un premier article, Comment se forment les cristaux ? Du bécher à la croissance hydrothermale (Barailler, 2024b [4]), on a envisagé les aspects expérimentaux, macroscopiques et thermodynamiques de la croissance cristalline. Celui-ci le complète avec une partie plus théorique, microscopique et cinétique. Il prend toujours comme exemple la croissance hydrothermale.
En simplifiant, la croissance cristalline peut être modélisée en 3 étapes principales.
- Une phase de sursaturation apparait, qui augmente la probabilité des chocs entre les particules en solution (ions ou molécules), et permet leur regroupement sous forme d'agrégats (clusters) (étapes 1 et 2 de la figure 20).
- L'agitation thermique au sein de la solution provoque simultanément des chocs qui peuvent désagréger les agrégats, les particules retournant alors en solution. Toutefois, à partir d'une taille critique, le germe devient stable (étapes 3 et 4 de la figure 20).
- C'est alors le début de la croissance cristalline proprement dite. Celle-ci peut se finaliser par le murissement d'Oswald, stade où les petits cristaux vont se dissoudre et alimenter la croissance des plus gros (étape 5 de la figure 20).
Figure 20. Les étapes de la croissance d'un cristal
La force motrice, le moteur de la croissance des cristaux
La naissance d'un cristal à partir d'un fluide est une réaction chimique au sens où l’on assemble des molécules ou des ions en solution (réactants) et on obtient des produits, notamment un cristal. C'est également une transition de phase au sens thermodynamique puisque l’on passe d'un état liquide à un état solide.
Ce qui amène les ions ou molécules à s'ordonner dans un cristal est le fait qu'ils sont plus stables au sein du cristal, où leur énergie est plus faible que dans le soluté. Ceci se formalise par une différence des potentiels chimiques Δμ.
Le potentiel chimique d'un soluté en phase solide μcristal est égal au potentiel chimique en solution saturée à l'équilibre : μcristal = μsoluté équilibre. Par convention, Δμ = μsoluté - μcristal = μsoluté - μsoluté équilibre. Il y a cristallisation si Δμ> 0. Plus Δμ est grand, plus les ions auront tendance à s'assembler au sein du cristal. Δμ est aussi appelé la force motrice de la cristallisation.
Mais un autre paramètre est crucial, la température T (température absolue en Kelvin), car elle est la mesure de l'agitation thermique des ions et des molécules d'eau dans le soluté. Plus les chocs liés à cette agitation thermique sont forts et nombreux, plus difficile sera la construction du cristal, jusqu'à induire, au contraire, sa dissolution. L'énergie associée à cette agitation est proportionnelle à kT où k est la constante de Boltzmann.
On a donc une compétition entre ces deux types d'énergie. Le ratio Δμ/kT est parfois appelé la force motrice généralisée. Ce ratio, qui est la division de deux énergies, est adimensionnel.
Nous verrons dans la suite que la force motrice généralisée Δμ/kT intervient dans la vitesse de croissance des cristaux.
Construire un cristal dans un univers d'autos tamponneuses
Chocs, création et destruction
Afin de mieux comprendre la genèse des cristaux au niveau microscopique, embarquez à bord d'un nanovaisseau de quelques nanomètres (un nanomètre = 1nm = 10−9 m). Comme le super-héros Ant-Man, votre taille est alors de l'ordre de l'angström, 10−10 m (figure 21).
Source - © 2024 Bernard Barailler d'après imaginary.org et vecteezy.com
Figure 21. Nanovaisseau dans un cristal
Le nanovaisseau a une taille de l'ordre du nanomètre.
Nous nous déplaçons dans un univers où les molécules d'eau, d'une taille de 0,275 nm, sont comme des météorites qui percuteraient votre vaisseau. Sauf que vous êtes plutôt sur une piste d’autos tamponneuses car les molécules d'eau sont très nombreuses, la distance moyenne entre deux molécules d'eau à l'état liquide est d'environ 0,3 nm (B10NUMB3R5).
La vitesse d'agitation des molécules d'eau est fonction de la température. Dans la glace où les molécules d'eau sont figées, cette vitesse est presque nulle. La vitesse augmente ensuite avec la température et, sous une pression de 1 atmosphère et une température de 100°C, la vitesse des molécules d'eau atteint 663 m/s, c'est à peu près la vitesse d'un avion à Mach 2 ! C'est pourquoi, lorsqu'on s'approche de la phase vapeur, les chocs des molécules d'eau sont beaucoup plus forts qu'à basse température. Le pouvoir de dissolution est alors beaucoup plus grand.
Dans cet univers, les chocs entre les ions solvatés sont tels que les ions peuvent passer à travers les couches de solvatation et se rassembler pour former les premières mailles cristallines, puis ensuite les germes et les premiers agrégats cristallins (taille de l'ordre de 10−6 m). S'ils n'ont pas une taille critique, ces ensembles peuvent être à nouveau brisés. Ceci est d'autant plus vrai que la température est grande et donc que l'agitation moléculaire est plus intense, c'est-à-dire les chocs plus forts et plus fréquents.
Si la concentration des ions est grande (cas de la sursaturation, voir Barailler 2024b [4]), les collisions entre les ions sont plus fréquentes et conduisent à la formation de cristaux. C'est ce qui se passe notamment lors de l'évaporation d'un marais salant. Au contraire, si la température augmente, les chocs des molécules d'eau sont plus intenses, on va vers une dissolution progressive des cristaux en 3 étapes : dissociation des atomes de la couche à l'interface fluide-cristal, solvatation des ions détachés, diffusion vers le reste du fluide. C'est ce qui se passe quand un fluide supercritique, comme l'eau à grande profondeur, traverse des couches de roches : il dissout les minéraux à l'interface fluide-roche.
Dans le fluide, les unités de croissance qui vont alimenter un cristal sont de toutes tailles. Les principes de nucléation restent encore mal compris au regard des résultats expérimentaux. Toutefois, dans la nature, on a souvent déjà des germes de taille critique. Par exemple, dans un granite, même les cristaux xénomorphes de quartz de 1 mm (10−3 m) ont une taille critique. Ils sont dix millions de fois plus grands que les ions. Par rapport aux ions et aux agrégats cristallins, ce sont d'immenses plateformes d'atterrissage.
Par ailleurs, les cristaux ont souvent des faces étonnamment lisses. Le rapport entre la variation d'épaisseur d'une face et sa surface peut être souvent de l'ordre de 0,001 %. Sur les faces basales des cristaux d'hématite, on peut observer des spirales de croissance. La hauteur entre ces couches est inférieur à 2 nm (Sunagawa, 1961 [16]). Le même rapport est alors de 0,00000001 %, un vrai miroir (figure 22) !
Source - © 2024 Bernard Barailler d'après Jean-Marc Johannet sur mindat.org
Voyons comment ces unités de croissance s'agencent pour arriver au développement d'un cristal.
Plateforme d'atterrissage et règles de parking
Pour mieux comprendre la façon dont les unités de croissance se disposent à la surface d'un cristal, nous allons supposer que le nanovaisseau est de la taille d'une unité de croissance figuré par un cube (figure 23) ou une boule (figure 24).
Figure 23. Schéma d'un cristal théorique de Kossel La surface présente des trous T, des marches M, des nœuds N et des surfaces planes S. |
Source - © 2010 Antoshchenkova [1] |
La figure 23 modélise la surface d'un cristal théorique, dit de Kossel, qui est un empilement de “cubes”. La structure agrandie est imparfaite. Il y a des trous T, des marches M, des nœuds N et des surfaces planes S. Nous allons voir comment “garer” au mieux votre nanovaisseau, symbolisé ici par un cube bleu clair, unité de croissance du cristal. La surface du cristal (en bleu foncé) attire par ses liaisons chimiques les faces du nanovaisseau (« comme des aimants »). On comprend intuitivement que le cube est plus attiré (réciproquement plus difficile à enlever) sur un point de nœud N (point de décrochement, kink en anglais) car il est en contact avec trois faces qui l'attirent. Pour être stable, l'unité de croissance doit avoir une énergie minimale. C'est ce qui s'opère quand elle établit le plus de liaisons avec la couche en croissance. Le cube bleu clair est donc un peu moins attiré sur une zone de marche M avec seulement deux faces de contact, et finalement encore moins sur une face S avec une seule zone de contact. Bien sûr, si vous avez la chance de trouver un trou T, vous êtes bien à l'abri avec 5 liaisons. Ceci peut expliquer pourquoi les faces de certains cristaux sont lisses. Les énergies de liaison des sites T, N, M, S sont décroissantes. En position S vous pouvez glisser, comme un aimant sur une plaque en fer, le long de la surface pour aller chercher une position plus stable comme M, N ou T. Il faut se rappeler que votre vaisseau est soumis à un bombardement permanent des molécules d'eau qui peuvent vous déloger de votre position à chaque instant. Dans ce modèle de Kossel, les trous auront tendance à être rapidement comblés, puis les marches enfin les terrasses. Ensuite une nouvelle couche se construira.
La figure 24 présente une autre modélisation de la surface d'un cristal. Les atomes de la couche la plus basse sont en vert, la seconde couche en bleu, la dernière en jaune. On retrouve la notion de marche entre la couche verte et la bleue. Les unités de croissance peuvent être adsorbées (a) ou partir de la surface du cristal (g). Quand unn cristal est en équilibre avec son milieu extérieur (solvant), les processus (a) et (g) sont concomitants. S'il y a plus de (a) que de (g), il y a cristallisation. À l'inverse, s'il y a plus de (g) que de (a), il y a dissolution. Un atome qui est adsorbé devient par définition un adatome. Il peut alors diffuser comme en (b), sur une surface, ou en (e), le long d'une marche. Certains adatomes peuvent se regrouper en dimère (c) puis ensuite former des germes de nucléation de surface. D'autres peuvent se raccrocher à des ilots de croissance déjà existants (d). C'est un des modèles de croissance cristalline par “naissance et propagation” (birth and spray), que l'on va voir dans la suite.
Un accostage par étapes
Avec le modèle de Kossel, on vient de voir quelles sont les places de parking où votre vaisseau est le plus à l'abri des chocs de molécules d'eau et donc le plus stable. Mais comment manœuvrer et réaliser cet accostage ?
La manœuvre s'opère en deux temps bien distincts.
- Transfert des unités de croissance. Il faut se rappeler que les unités de croissance sont solvatées, c'est-à-dire entourées de leurs couches de solvatation. La première étape consiste à se débarrasser de ces bouées et à se frayer un chemin à travers les molécules d'eau jusqu'au cristal.
- Intégration dans la surface du cristal. La seconde étape consiste à diffuser sur la surface et trouver la bonne place de parking.
Pour chaque étape, il faut franchir des barrières énergétiques associées (figure 25), ce qui a une incidence dans certains cas, qui ne seront pas abordés ici, lorsqu'il y a par exemple présence de molécules bloquant la croissance ou des effets de ségrégation des impuretés sur le front de cristallisation.
Source - © 2024 Bernard Barailler d'après De Yoreo et Vekilov, 2003 [5]
Les phénomènes de cristallisation et de dissolution sont deux phénomènes réversibles. Ils sont liés à la fréquence des chocs des molécules d'eau sur la surface du cristal. Peu de chocs : les unités de croissance peuvent s'amarrer, on est en phase de cristallisation. Beaucoup de chocs : les molécules qui sont à la surface du cristal sont disloquées, le cristal est en train de se dissoudre. Le modèle de Kossel représente de façon simplifié la croissance couche par couche. En effet, les unités de croissance ont tendance à se garer pour remplir complètement une couche avant d'en construire une nouvelle.
Mais certains cristaux semblent ne pas obéir à ce mode de croissance. On trouve en effet des cristaux en forme de minces fils ou moustaches, appelés whiskers (figure 26). D'autres cristaux sont en forme de dendrites (figure 27). Intéressons-nous maintenant aux mécanismes de croissance associés à ces formes particulières.
Source - © 2017 Michel de Champigny / GéoForum |
Source - © 2008 Wilson44691 / wikimedia – Domaine public Figure 27. Dendrites de manganèse et de fer, Solnhofen (Allemagne) Une règle à intervalles millimétriques donne l'échelle. |
Les différents types de croissance cristalline
Dans le modèle de Kossel précédent, la plateforme d'atterrissage de votre vaisseau ou des ions en général est volontairement simplifiée et assez lisse. Mais dans la réalité, pour un ion, la surface d'un cristal est rarement un miroir. Il peut y avoir des zones plates avec des ilots de croissance, ou des marches comme les pyramides aztèques. La plateforme d'atterrissage peut se révéler être une zone chaotique pleine de crevasses, de trous et de pics. Ce qui reviendrait à un empilement chaotique de points de décrochement (kinks) (figure 28).
Du lisse au rugueux
Que se passe-t-il lorsqu'on passe d'une surface lisse à une surface rugueuse ? La figure suivante présente un exemple classique à une dimension.
Source - © 2024 Bernard Barailler d'après Mazzotti, 2021 [13]
Figure 29. Transition d'une surface lisse à une surface rugueuse
En rouge, vert et bleu sont représentées les liaisons respectivement solide-solide, solide-fluide et fluide-fluide qui ont changé de type entre les états 1 et 2. Ces liaisons ont des énergies différentes – respectivement notées Фss , Фsf et Фff – et une différence d'énergie ΔE découle du passage de l'état 1 à l'état 2. On a, ici, ΔE = (1−3)Фss + (6−2)Фsf +(1−3)Фff = −2Фss + 4Фsf − 2Фff.
À la figure 29, on enlève un ion (ou une unité de croissance) de la position A (état 1 à surface lisse) et on le met dans la position B (état 2 à surface rugueuse). Une différence d'énergie (ΔE) en découle alors. C'est la différence entre l'énergie des nouvelles liaisons créées dans l'état 2 et celle des liaisons initialement présentes dans l'état 1. On définit le paramètre d'interaction (ou paramètre de Jackson) par α=ΔE/kT, où T est la température et k la constante de Boltzmann (Jackson, 1958 [11] ; Temkin, 1971 [18]). Ce facteur α, liant variation d'énergie de surface et température, caractérise l'état de rugosité de la surface cristalline.
Les 3 modes de croissance cristalline
La vitesse de croissance est déterminée par la structure de l'interface cristal-solution. Lorsqu'une unité de croissance entre en contact avec le cristal, la probabilité de rencontrer un site de croissance stabilisant (un trou ou un nœud) dépend principalement de l'état de rugosité de la surface à l'échelle atomique. Le facteur α, dépendant de la température, est un indicateur de la facilité avec laquelle une surface peut former des sites avec de multiples interactions de liaison.
Surface rugueuse et croissance “continue”. Si α < 3, l'énergie pour la formation d'une marche est faible, on a donc une surface rugueuse. Il y a alors plus de nœud, de trous et de marches. Ceci facilite d'autant l'adhésion des unités de croissance et donc le développement de la surface. La diffusion est ici l'étape limitante de la croissance du cristal. La croissance rugueuse (y compris dendritique) est rapide (figure 32).
Surface intermédiaire et croissance par naissance et propagation (birth & spray). Si 3 < α < 5, il se produit une nucléation en surface avec des ilots d'unités de croissance qui vont ensuite s'étendre. Le transfert de masse reste assez rapide, toutefois certaines unités de croissance ne trouvent pas de site d'inclusion. Elles peuvent retourner alors dans le fluide global ou bien rejoindre des ilots d'unités de croissance. Ceci forme des sites de marches M et de plis, favorisant la croissance d'une nouvelle couche. La figure suivante schématise les étapes de formation d'une couche cristalline dans ce cas.
Source - © 2024 Bernard Barailler d'après Mazzotti, 2021 [13]
À l'étape 1, il y a la création d'un ilot (nucléation de surface) suivi de son extension et, à l'étape 4, les ilots se rejoignent et finalisent progressivement la couche. Par rapport à la situation précédente d'une surface rugueuse, une énergie plus importante est nécessaire pour franchir la barrière de nucléation d'un ilot (étape 1). Pour avoir des faces lisses il faut que l'étape 4 se réalise, les adatomes doivent pouvoir descendre les marches et se coller au bord inférieur. Si ce chemin demande trop d'énergie ou si la température est trop basse, les adatomes vont plutôt rester sur la terrasse supérieure. La croissance est alors tridimensionnelle, on a une transition de rugosité (voir dans le paragraphe suivant le diagramme de phase dynamique, figure 37). La croissance par addition de couches bidimensionnelles est moins rapide que précédemment (figure 32).
Dislocations et croissance en spirale. Si α > 5, la surface est lisse. Aucun point d'accroche n'est normalement disponible. Toutefois les cristaux naturels sont toujours imparfaits, ils présentent des défauts de structure. Alors, sur une dislocation (défaut cristallin issu de glissement des plans cristallins créant des “marches” dans le réseau), une croissance en spirale peut s'amorcer (figure 31). La croissance est plus faible que dans les deux cas précédents (figure 32).
Source - © 2021 Mazzoti [13] repris de Mullin
Chemins de croissance
En résumé, les trois modes de nucléation et croissance cristalline se distinguent par des taux de croissance R différents (figure 31). Les deux premiers types de croissance donnent des formes – on parle d'habitus – à surface lisse contrairement au dernier qui aboutit à des surfaces rugueuses. La transition entre une structure “lisse” et une structure “rugueuse” se nomme transition de rugosité (roughening transition). Les variations de température et de force motrice généralisée expliquent le passage d'un mode de croissance vers un autre, délimitant des zones d'habitus (Sunagawa, 2007 [17]) (figure 31).
Source - © 2024 Bernard Barailler d’après Sunagawa 2007 [17]
La modélisation du taux de croissance R donne les expressions suivantes.
Rrugueux = A.(Δμ/kT) ; Rlisse = A.exp(B. Δμ/KT) ; Rspirale = A.(Δμ/KT)2, où Δμ/kT est la force motrice généralisée.
Des températures critiques T1 et T2 marquent le passage entre les modes de croissance / zones d'habitus.
Par exemple, dans le cas de la dolomite, le passage de l'habitus de rhomboèdre “lisse” vers un habitus de dolomite “en selle” s'effectue pour une température supérieure à celle de rugosification critique T2 qui est de l'ordre de 60°C à 80°C dans ce cas (Gregg et Sibley, 1984 [7] ; Sibley et Gregg, 1987 [15] ; Huang et al., 2014 [10]).
Source - © 2023 Montage Bernard Barailler d'après Noel James (in Warren, 2019) - W.E. Ford, 1912- The Arkenstone - H. Moritz, 2020 / mindat.orgl
Figure 33. Deux habitus classique de la dolomite : rhomboèdre et “en selle”
À retrouver dans Barailler 2023 [2].
La croissance d'un cristal peut emprunter un chemin avec plusieurs de ces types de croissance. L'analyse des zonations de croissance en est le reflet.
Voici un exemple de zonation de croissance, une tranche d'améthyste présente le résultat d'une alternance de fluides minéralisateurs de compositions différentes (figure 34).
Un cas proche d'une stricte zonation de croissance est celui d'un quartz à fantôme de chlorite (figure 35). Un quartz a commencé à se développer puis un dépôt gravitaire de chlorite l'a recouvert. Après ce dépôt de chlorite, le début de “reprise” de croissance de quartz s'apparente à une croissance sur une interface rugueuse. On a, ici, une simili-zonation de croissance de quartz marquée par la présence d'un drapage de chlorite.
Source - © 2024 Bernard Barailler d'après F.PILLOT, Cercle d'Étude des Sciences de la Nature Drôme Ardèche
Figure 35. Quartz avec un fantôme de chlorite (Isère)
Un autre exemple de transition rugueuse peut être fourni par ce qu'on appelle la « sursaturation constitutionnelle », liée au fait que les fluides naturels ne sont jamais chimiquement purs, qu'il y a donc des impuretés. Ces impuretés peuvent entrer dans le cristal mais, en général, le phénomène de cristallisation en rejette la majeure partie dans le fluide, mais pas la totalité, on peut définir un coefficient de ségrégation. Le fluide s'enrichit en impuretés au voisinage du front de cristallisation, dans la couche limite. Si le brassage est faible, ces impuretés peuvent dépasser leur seuil de saturation dans le fluide proche du cristal et donc se retrouver en sursaturation. À la moindre perturbation, une couche riche en impuretés précipite brutalement. Ce phénomène est très rapide et conduit à une surface rugueuse déposée à la surface du cristal en croissance. Une croissance “normale” reprend ensuite son cours. Selon la valeur du coefficient de ségrégation, les couches riches en impuretés seront plus ou moins espacées (cf. les épisodes de croissance d'un quartz lamellaire de La Gardette, figure 18 de Barailler 2024a [3]).
Le diagramme de la figure 36 illustre ceci dans un schéma reliant taux de croissance R et force motrice. Le chemin rouge y montre un exemple de variation de la force motrice au cours de la croissance d'un cristal dont les étapes de croissance sont en dégradé de tons rouges. Ce cristal commence par une croissance rugueuse (1) par exemple due à une forte sursaturation en unités de croissance. Sa structure est alors dendritique. Puis la concentration en unités de croissance baisse, ce qui correspond au déplacement sur la gauche du chemin rouge. On passe par une structure en trémie (2) puis lors de la croissance lisse à un cube parfait (3). Passant en deçà de 0 sur l'axe des abscisses (force motrice) on est même temporairement en dissolution. Ceci correspond aux arêtes arrondies de la zonation de croissance (4). Ensuite la croissance reprend avec une sursaturation faible en suivant le chemin rouge vers la droite. On obtient finalement une croissance lisse qui correspond au dernier cube (5).
Source - © 2024 Bernard Barailler d'après García-Ruiz et Otálora, 2015 [6]
Figure 36. Chemin de croissance dans un diagramme taux de croissance - force motrice
La courbe bleue correspond à la courbe du taux de croissance “effectif” représentée sur la figure 31. Le chemin rouge montre un exemple de variation de la force motrice au cours de la croissance d'un cristal en étapes numérotées de 1 à 5.
Le diagramme suivant (R,α) (figure 37) est appelé diagramme de phase dynamique, où R et α sont respectivement la vitesse de croissance et le paramètre d'interaction (selon Jackson). Pour α constant, on passe d'une interface plane à rugueuse en augmentant R, c'est-à-dire la sursaturation (flèche rouge verticale), c'est la transition rugueuse cinétique. Réciproquement, à R constant, on passe d'une interface plane à rugueuse en modifiant α et donc T lors de la transition rugueuse thermique (flèche rouge horizontale).
Il est à noter la différence entre les deux diagrammes, les deux ont pour ordonnée la vitesse de croissance R, mais le premier (figure 36) est liée à la force motrice généralisée (rapport de “forces” entre cristallisation et agitation thermique) alors que le second (figure 37) est en lien avec le paramètre d'interaction (caractérisant la rugosité et sa “stabilité” face à l’agitation thermique).
Croissance compétitive
Un cristal est rarement seul. Le cas le plus probable est la présence de plusieurs cristaux dans un même fluide. Ils se retrouvent alors en compétition pour capter les unités de croissance et évacuer leur chaleur de cristallisation.
La figure 38 schématise un filon avec un fluide remontant et des cristaux de quartz sur les épontes. Le quartz 1, qui est le plus gros, aura tendance à capter les unités de croissance apportées par le flux principal (concentration principale C1, température T1). Il crée progressivement une zone de fluide “mort” (pauvre en solutés) pour le quartz 2 qui est “dans son ombre” par rapport au fluide principal. L'apport d'unités de croissance est alors freiné, la concentration dans la zone de fluide mort devient plus basse (C2). Parallèlement, l'évacuation de la chaleur de cristallisation s'effectue moins bien dans la proximité du quartz 2. La température augmente alors localement (T2). Si on replace ces deux quartz dans un diagramme de solubilité (figure 39), on voit que le quartz 1 (Q1) reste dans la zone de croissance alors que le quartz 2 (Q2) voit sa concentration locale baisser et sa température locale monter. Le quartz Q1 va croitre au dépend du quartz Q2 qui va éventuellement passer dans une phase de dissolution.
Figure 38. Croissance compétitive dans un filon de quartz Position dans un diagramme de solubilité des quartz Q1 et Q2 à la figure suivante. |
Figure 39. Courbes de solubilité et quartz en croissance compétitive Position dans le filon des quartz Q1 (proche du flux principal) et Q2 (dans l'ombre de Q1) à la figure précédente. |
Conclusion
Pour faire un cristal de quelques centimètres, il faut des centaines de milliers de milliards de milliards d'atomes d'une taille infiniment petite ! Sous la forme de molécules ou d'ions, ils sont transportés par les fluides, notamment l'eau, le principal fluide de la Terre. Ces ions se déplacent sous un incessant bombardement des molécules d'eau lié à l'agitation thermique. Toutefois, ils tendent à se regrouper et à partager leurs électrons, minimisant ainsi leurs énergies. Dans un monde de chaos, ce qui met de l'ordre pour faire les cristaux est le fait d'avoir une énergie la plus basse possible.
Mais à l'échelle du nanomètre, pour un ion, trouver sa place dans un cristal et “se garer” n'est pas une chose facile. De nombreuses règles de parking lui sont imposées qui vont façonner les cristaux parfois avec des faces très lisses.
Les chemins de la croissance d'un cristal ne sont pas toujours linéaires. Ils peuvent passer d'une phase rugueuse à une phase très lisse. Ils peuvent au contraire croitre à partir d'une dislocation tel un mince fil, une moustache, qu'on appelle whisker.
Ce sont les conditions externes et la composition des fluides qui vont principalement dicter les lois de la croissance cristalline. Hasard de la nature, parfois une conjonction propice permet d'aboutir à des merveilles.
Figure 40. Quartz synthétique obtenu pas synthèse hydrothermale en autoclave
Le cristal mesure 17 cm de long.
Copiant la nature, l'homme a désormais réussi à dompter le flux des atomes pour faire des cristaux d'une perfection interne inégalée (figure 40). Ces cristaux synthétiques sont par exemple utiles dans les systèmes de vision nocturne (niobate de lithium), dans les cellules photovoltaïques en germanium pour satellites, pour le stockage d'information dans des mémoires à bulles (GGG : Gadolinium Gallium Garnet), dans certains lasers (grenat d'yttrium et d'aluminium dopé au néodyme)… On les retrouve aussi au quotidien dans nos ordinateurs et nos montres (silicium, quartz).
Bibliographie
E. Antoshchenkova, 2010. Simulation à l'échelle atomique de la croissance de couches d'oxydes de métaux à la surface d'un substrat monocristallin, thèse de doctorat, École Polytechnique X, 114p [pdf]
B. Barailler, 2023. Les cristallisations rencontrées dans les septarias, une diversité minéralogique à l'échelle (pluri)millimétrique, Planet Terre - ISSN 2552-9250
B. Barailler, 2024a. Pourquoi certains quartz sont-ils “fumés” ?, Planet Terre - ISSN 2552-9250
B. Barailler, 2024b. Comment se forment les cristaux ? Du bécher à la croissance hydrothermale, Planet Terre - ISSN 2552-9250
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S. Huang, K. Huang, J. Lü, Y. Lan, 2014. The relationship between dolomite textures and their formation temperature: a case study from the Permian-Triassic of the Sichuan Basin and the Lower Paleozoic of the Tarim Basin, Petroleum Science, 11, 39-51 [pdf]
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I. Sunagawa, 2007. Crystals – Growth, Morphology and Perfection, Cambridge Univ. Press, 308p ISBN: 9780521714792
D.E. Temkin, 1971. Interface roughness and surface free energy, Journal of Crystal Growth, 10, 2, 190
R.-F. Xiao, 1997. Computer simulation of surface growth, Journal of Crystal Growth, 174, 1-4, 531-538 [pdf]
Remerciements
Le texte soumis a bénéficié des commentaires de Jean-Jacques Aubert (LETI, CEA ; ancien président de la Société Française d’Optique).
Cet article a été relu de manière approfondie sur le fond et sur la forme par Jean-Philippe Perrillat (LGLTPE, Univ. Lyon 1) et de manière plus formelle mais non moins minutieuse par Cyril Langlois (ENS de Lyon).
[1] Dans un fluide incompressible comme l'eau, la loi de Fick modélise la diffusion de la façon suivante. Si le flux molaire d'unités de croissance est le vecteur de norme Фi (mol m−2 s−1) et Ci(M) la concentration molaire en unités de croissance en chaque point de l'espace M, alors Фi = − Dij.∇(Ci(M)), où Dij est le coefficient de diffusion de l'espèce i dans le liquide j, et ∇ est l'opérateur nabla ou gradient. La variation du flux molaire dépend de l'évolution de la concentration dans le temps : ∇Фi = − ∂Ci(M)/ ∂t.