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L'étang de Boulieu (Saint-Baudille-de-la-Tour, Isère) et ses cyprès chauves, une analogie actuelle de forêt houillère à 40 km à l'Est de Lyon

17/02/2025

Auteur(s) / Autrice(s) :

  • Pierre Thomas
    Laboratoire de Géologie de Lyon / ENS de Lyon

Publié par :

  • Olivier Dequincey
    ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Pneumatophores et représentation des forêts houillères du Carbonifère.


“Forêt” de cyprès chauves (Taxodium distichum), étang de Boulieu (Isère)
Figure 1. “Forêt” de cyprès chauves (Taxodium distichum), étang de Boulieu (Isère)

Le cyprès chauve est un conifère à feuilles caduques, de la famille des Cupressaceae, originaire des marais du Sud-Est des États-Unis d'Amérique (bayous de Louisiane, Caroline du Nord et du Sud, Mississipi…). C'est l'arbre emblème de la Louisiane. C'est une espèce remarquable par son adaptation aux milieux humides (comme les pneumatophores, cf. fig. 9 à 17) et appréciant chaleur et ensoleillement. On le retrouve le long des grands fleuves, marécages et autres terrains régulièrement inondés du Sud-Est des USA. La “forêt” de cette figure se trouve sur le bord d'un étang (l'étang de Boulieu, artificiel), sur la commune de Saint-Baudille-de-la-Tour, Isère, à 40 km à l'Est de Lyon. La photo a été prise en septembre 2020, alors que le niveau de l'eau de l'étang était bas.

Localisation par fichier kmz de l'étang de Boulieu (Isère) et ses cyprès chauves.

Cette forêt de cyprès chauves n'est évidemment pas naturelle et spontanée dans le Nord-Isère. Elle a été plantée dans la deuxième moitié du XIXe siècle par Hilaire de Chardonnet (1839-1924) qui a ramené plans et/ou semences de Louisiane. Hilaire de Chardonnet était un scientifique et un industriel franc-comtois, devenu isérois par son mariage en 1866 avec l'héritière d'un château (le château de Vernay) et de propriétés (dont l'étang de Boulieu) dans le Nord-Isère. C'est, entre autres, l'inventeur de la soie artificielle (obtenue à partir de cellulose et de collodion).

Le château de Vernay vers 1900 et son propriétaire, Hilaire de Chardonnet
Figure 2. Le château de Vernay vers 1900 et son propriétaire, Hilaire de Chardonnet

Quand un naturaliste se promène en France métropolitaine dans un bois de cyprès chauves plus ou moins inondé, il ne peut pas ne pas penser (1) aux bayous, marécages très souvent inondés des bords du Mississipi, (2) aux mangroves arborées s'il ne remarque pas que l'eau y est douce contrairement aux mangroves où l'eau est salée (des compléments sur les mangroves sont à retrouver dans Les thalassinoïdes, d'étranges ichnofossiles, et un possible équivalent actuel, les terriers des crabes de mangrove, à partir de la figure 20). Pour illustrer cette ressemblance morphologique, voici deux images issues du web.

Quand un géologue se promène dans un bois de cyprès chauves, que ce soit en France ou en Louisiane, il ne peut pas non plus ne pas penser à la « forêt houillère » du Carbonifère. Les reconstitutions classiques, voire caricaturales, des forêts carbonifères (ou permo-carbonifères) sont omniprésentes dans les livres de géologie depuis la fin du XIXe siècle et ressemblent en effet beaucoup aux figures 1, 3 et 4.

Exemples de reconstitutions de la forêt carbonifère quand on tape “forêt carbonifère” sur un moteur de recherche
Figure 5. Exemples de reconstitutions de la forêt carbonifère quand on tape “forêt carbonifère” sur un moteur de recherche

Pour beaucoup, le Carbonifère était une période chaude et humide, comme sur les représentations classiques, et ce sur l'ensemble de la planète. C'était certes le cas en Europe ou en Amérique du Nord qui se trouvaient sous l'équateur. Mais au Nord du Brésil, c'était le désert, et l'Inde était sous une calotte glaciaire… Et même sous l'équateur, il n'y avait pas que des marécages et des plaines inondables, mais aussi des plaines “non inondables”, des montagnes… Du charbon n'a pu se former dans ce qu'on appelle maintenant les bassins houillers que (1) s'il y avait une forte production de matière végétale, principalement de nature ligneuse (du bois), et (2) si ce bois était rapidement enseveli en milieu anoxique avant sa minéralisation. Cet ensevelissement se faisait (1) soit par sédimentation de débris végétaux au fond d'un lac et par le recouvrement de ces débits par des sédiments, (2) soit par ensevelissement d'une forêt en place par une montée relative du niveau de l'eau et recouvrement de l'ancienne forêt par des sédiments. Voir par exemple Couches de charbon dans un bassin de type limnique ou La forêt carbonifère fossile de Champclauson, commune de la Grand'Combe, Gard.

Reconstitution paléogéographique de la Terre au Carbonifère supérieur
Figure 6. Reconstitution paléogéographique de la Terre au Carbonifère supérieur

Le climat carbonifère était assez similaire au climat actuel (bien qu'un peu plus froid), avec ses ceintures climatiques caractéristiques (polaires, tempérées, tropicales, équatoriale). La “forêt houillère” classique n'était présente qu'en zone équatoriale (ellipse rouge) et là où le contexte géologique permettaient production et préservation de la matière ligneuse.

Dans certaines conditions locales de sol, de profondeur moyenne de l'eau… les cyprès chauves développent des pneumatophores. Les pneumatophores sont des excroissances ligneuses se développant vers le haut à partir des racines et pouvant devenir aériennes. Grâce à des tissus aérifères, cela permet des échanges gazeux et la fourniture de dioxygène pour les racines enterrées dans des sols humides et anoxiques. Les cyprès chauves de l'étang de Boulieu montrent (pas tous) des pneumatophores très spectaculaires. Parfois, on ne voit pas ces pneumatophores (absence réelle ou recouvrement temporaire par de la boue apportée par une crue ?). Souvent ces pneumatophores sont bien visibles. Après une photographie montrant le feuillage (figure 7), nous vous montrons deux séries de photographies, l’une a été prise en période de basses eaux (figures 1 et 8 à 12) et les pneumatophores visibles sont totalement émergés ; l’autre a été prise en hiver quand les eaux étaient “normalement” hautes (figures 14 à 17), avec la base des pneumatophores immergée et seul leur apex dépassant de l'eau.

Le site de l'étang de Boulieu (Isère) est connu des amateurs de nature à cause de ses cyprès chauves, et aussi par la proximité d'une cascade, la cascade de la Roche. Un chemin part d'un petit parking pour aller jusqu'à cette cascade. L'étang se trouve à une petite centaine de mètres de la cascade. Selon la presse locale(lien externe - nouvelle fenêtre), l'accès à la cascade de la Roche et à l'étang, surfréquentés, est désormais réglementé.

En France, les bassins houillers carbonifères se sont développés dans des zones tectoniquement actives : bassin flexural au pied d'un grand chevauchement pour le bassin (dit paralique) du Nord-Pas-de-Calais, grabens en extension tardi-hercyniens pour les bassins (dit limniques) du Massif Central, de Lorraine… Les strates de ces bassins sont abondamment faillées (ce qui rendait leur exploitation difficile). Et bien qu'il n'y ait aucune relation entre les plantations de cyprès chauves dans l'étang de Boulieu (étang aménagé aux XVIII et XIXe siècle) et la tectonique régionale, par un hasard extraordinaire, on peut observer deux belles failles affectant les calcaires jurassiques au niveau de la cascade de la Roche. Visiter l'étang de Boulieu permet donc de faire de la biologie et de la géologie.

Localisation des cyprès chauves de l'étang de Boulieu (Isère) sur fond de carte géologique de la France
Figure 27. Localisation des cyprès chauves de l'étang de Boulieu (Isère) sur fond de carte géologique de la France