Image de la semaine | 17/06/2024
Et voguent les serpentinites…
17/06/2024
Résumé
Mêler géologie et histoire pour retrouver l’origine et le trajet de blocs rocheux exotiques.
On remarque un bloc cubique (légendé “bloc anguleux”), assez caractéristique d'un environnement glaciaire (les spécialistes les appellent « en fer à repasser »). D'autres présentent de nombreuses stries glaciaires bien visibles et bien alignées (soulignées en rouge sur un bloc sur la droite). Beaucoup de blocs ont des teintes vertes et rouille.
Localisation par fichier kmz des remparts Sud d’Aigues-Mortes (Gard).
Aigues-Mortes (Gard) est une charmante ville ancienne située aux portes de la Camargue. Site touristique majeur, sa notoriété est due à ses espaces naturels remarquables où quatre cordons littoraux séparent des milieux humides, avec un gradient allant de l'eau douce à l'eau salée permettant une grande biodiversité. La cité médiévale est prisée pour ses remparts construits sous Philippe III le Hardi au XIIIe siècle. Il poursuivait l'œuvre de son père, Louis IX (dit Saint Louis), qui partit du port créé sous sa volonté pour les septième et huitième croisades en 1248 et 1270. Près de ces remparts construits en molasse du Miocène (cf. Les stratifications obliques du Miocène provençal, région de Fontaine de Vaucluse (Vaucluse)), des blocs de serpentinite ont été découverts en 2015.
Figure 2. La cité médiévale d'Aigues-Mortes vue depuis les salins, vue vers le Nord
C'est à une vingtaine de mètres de la muraille Sud, entre la porte de l'Arsenal et la tour de la Poudrière (les deux plus à droite des remparts Sud, ici dans la lumière du soleil) qu'ont été trouvés les blocs de la figure précédente.
La couleur rouge de l'eau au premier plan indique que cette surface, l'Étang de la ville, est un marais salant (cf. «La fleur de sel, une forme cristalline de la halite (chlorure de sodium), lien avec les trémies et cubes de sel). C'est une algue riche en bêtacarotène, Dunaliella salina, qui survit et prospère à forte salinité, qui est à l'origine de cette couleur. Couleur qui est transmise à de petites crevettes, Artemias salina, friandes de ces algues, qui, elles-mêmes mangées par les flamants roses, Phoenicopterus roseus, leur confèrent ce pigment et sa couleur caractéristique.
Fin 2015, des fouilles archéologiques pratiquées à une vingtaine de mètres des remparts Sud de la cité ont mis à jour des blocs arrondis mesurant jusqu'à quarante centimètres dans leur plus grande dimension. Très denses, ils sont de couleur vert sombre avec une patine couleur rouille provenant de leur richesse en fer. Ces cailloux sont plutôt incongrus dans ce territoire composé de sable et de vase et ils ne ressemblent en rien aux remparts composés de molasse beige du Miocène. Le fait que ces blocs arrondis se trouvent près des remparts traduit indéniablement leur apport par des mains humaines.
Trois échantillons ont été prélevés pour réaliser des lames minces (de 30 μm d'épaisseur) afin d'essayer d'en savoir un peu plus sur leur nature. Ils ont été aimablement confiés au BRGM par l'administratrice des remparts d'Aigues-Mortes, Madame Marie-Laure Fromont. Deux des échantillons correspondent à des serpentinites et un à un orthogneiss.
Pour déterminer la provenance de ces blocs, il faut tout d'abord trouver un endroit où ces roches affleurent. Puis le lieu de prélèvement ne doit pas être éloigné car elles n’ont subi qu’un court transport “naturel” étant donné leur taille. En effet, plus un bloc de roche va loin, plus sa taille diminue… Les serpentinites provenant du manteau terrestre, elles sont plutôt rares en surface. On les trouve dans les montagnes car lors des collisions, des morceaux de manteau se retrouvent “coincés” et sont souvent remontés vers la surface. Il y en a à relative proximité dans les Pyrénées, le Massif central, les Alpes et en Corse.
L’étoile rouge localise les environs d’Aigues-Mortes.
Il est difficilement concevable d'imaginer que des humains soient allé sélectionner et rapporter ces roches si particulières depuis le Massif central et les reliefs alpins. Par contre, il est intéressant de faire le rapprochement avec les croisades lorsque l'on sait que ce sont des navires génois qui sont venus embarquer les croisés pour partir en « Terre sainte ». L'origine “maritime” des blocs est indiquée dans les musées locaux dans lesquels un panneau explicatif indique que : « Stockés dans les cales, ils servaient à lester les bateaux pour leur permettre de naviguer à vide. Ces blocs de lest pourraient provenir de la côte italienne comprise entre Gênes et Pise, hauts lieux de commerce au Moyen-Âge ». Ainsi les Génois ont probablement lesté leurs navires pour aller à Aigues-Mortes et ils se sont délestés avant le départ, pour les croisades ou pour des échanges commerciaux plus “classiques” avec certains voyages à vide.
Si l'on regarde la carte géologique des environs de Gênes, on peut même préciser les lieux de prélèvement possibles car certaines serpentinites contiennent du chrysotile (phyllosilicate fibreux connu sous le terme générique d'amiante), notamment au Nord du port historique.
Source - © 2008 D’après Carta geologica d'Italia alla scala 1:50.000. F. 213 Genova, Servizio Geologico d'Italia
Des gneiss sont aussi localisés à l'Ouest de cet extrait, plus précisément des paragneiss contenant des lentilles d'orthogneiss.
Pour l'orthogneiss observé en lame mince, il n'a rien à voir avec les serpentinites pour le contexte géologique. En plus il s'agit d'un galet et pas d'un gros bloc. On en trouve à l'Ouest du port historique de Gênes, du côté d'Arenzano. Ils sont, d’après la carte géologique, sous forme de lentilles dans les paragneiss.
Source - © 2008 D’après Carta geologica d'Italia alla scala 1:50.000. F. 213 Genova, Servizio Geologico d'Italia
Figure 10. Position du massif (en rose saumon) de paragneiss de Vognazza au Sud d'Arenzano (Ligurie, Italie)
La proximité avec la mer plaide pour un chargement facile sur des bateaux.
Si l'on regarde les abords d'une petite rivière située au Nord de Gênes avec l'outil Street View de Google, il est même possible de voir des blocs “cubiques” semblables à ceux trouvés à Aigues-Mortes (voir figure 1). La similitude est frappante. La carte géologique de Gênes montre bien l’existence d’affleurements de e7 – depositi periglaciali décrits comme « Accumulation de blocs subangulaires, généralement monogénétiques, pour les dépôts les plus riches en clastes, orienté selon la pente du versant, à rattacher à des processus périglaciaires ; les dimensions varient de 50 à 100 cm et plus . ». Pour en savoir plus sur les glaciers “méditerranéens” on pourra se reporter à L'empreinte discrète et ambiguë du glaciaire méditerranéen, introduction de l’ouvrage Les glaciers disparus de l’Apennin – Géomorphologie et paléoenvironnements glaciaires de l'Italie péninsulaire.
Figure 11. Blocs rocheux visibles le long de la Via Gneo (Gênes, Italie) en mai 2015 Localisation par fichier kmz des blocs anguleux de la Via Gneo (Gênes, Italie). | |
Figure 12. Bord de mer entre Cogoleto et Arenzano, 15 à 20 km à l'Ouest du Gênes (Italie) On trouve différents blocs de serpentinites, métabasites, poudingues et gneiss. Localisation par fichier kmz des plages à blocs variés entre Cogoleto et Arenzano (Ligurie, Italie). | Figure 13. Blocs rocheux en bord de mer entre Cogoleto et Arenzano, 15 à 20 km à l'Ouest du Gênes (Italie) On trouve différents blocs de serpentinites, métabasites, poudingues et gneiss. |
Figure 14. Plages et petits affleurements de serpentinite au Sud de Cogoleto, à l'Ouest de Gênes (Italie) Localisation par fichier kmz des plages et affleurements de serpentinite au Sud de Cogoleto (Ligurie, Italie). |
Les blocs de serpentinite découverts en 2015 près des remparts médiévaux représentent une belle découverte en cohérence avec les faits historiques et les “vérifications” rapides en Italie. Mais ils ne sont pas les seuls dans les environs. J'en avais déjà remarqué de similaires, il y a une trentaine d'années, enchassés dans le mur du cimetière d’Aigues-Mortes, établi en 1808. Ce qui m'avait intrigué, car si des galets de variolites (surfaces caractéristiques de certains basaltes en coussins, cf. La diversité des ophiolites, ou encore Le Beaujolais, un puzzle géologique qui permet de reconstituer un cortège ophiolitique complet à moins de 35 km de Lyon) “proches” des serpentinites dans des complexes ophiolitiques sont connus depuis longtemps entre Aigues-Mortes et Maguelone, ils sont de plus petite taille que les blocs trouvés près des remparts. Les galets de variolites ont été apportés par un ancien Rhône et proviennent des Alpes. Leur long transport a réduit leur taille et le polissage par la mer leur a donné une nature aplatie. D'ailleurs cela a donné le nom du chemin principal situé à l'Ouest d'Aigues-Mortes que l'on appelle la Pataquière, d'après une ancienne monnaie appelée « patac », car les petits galets peuvent faire penser à des pièces de monnaie.
Les blocs de serpentinite insérés dans le mur du cimetière ont eux aussi probablement voyagé dans la cale de navires génois venus embarquer les croisés. Il reste à savoir où ils étaient avant leur mise en place sur le mur établi sous l'Empire. Ils étaient peut-être stockés vers l’endroit où ont été découverts les blocs en 2015 car le secteur a été remblayé vers 1778 lors du creusement du canal reliant Beaucaire à Aigues-Mortes.
Figure 16. Galets ramassés le long du chemin de la Pataquière à Aigues-Mortes (Gard) Celui situé au centre (vert) correspond à une variolite. |
Pour en apprendre davantage sur la géologie de la Camargue.
F. Simien, 2018. Camargue, une histoire entre Rhône et Méditerranée, Nouvelles Éditions Sutton, 176p – ISBN : 978-2-8138-1066-3
Remerciements
Merci à Marie-Laure Fromont, administratrice des remparts d'Aigues-Mortes pour le don des échantillons et à Chiara d'Ambrogi géologue à l'ISPRA (Service géologique national italien) à propos de la bibliographie à indiquer pour les cartes italiennes. Gaelle, Christiane et Damien Mollex sont remerciés pour leurs photographies complémentaires suite à des “voyages” aux bons endroits, au bon moment.