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Étudier la sédimentation et l'érosion des grès en se promenant dans Strasbourg
09/09/2019
Résumé
Les différents grès des Vosges à retrouver dans les constructions strasbourgeoises. Stratifications entrecroisées, effritement des pierres et restauration.
Dans le cadre de la réforme du lycée 2021, les nouveaux programmes de lycée accordent une place plus importante à la géologie. En particulier en classe de seconde une partie « géosciences et dynamique des paysages » fait son apparition, abordant les processus d'érosion, de sédimentation et leur lien aux activités humaines. Ces éléments seront ensuite ré-exploités en enseignement scientifique en classe de première dans d'autres contextes, comme marqueurs de la tectonique des plaques ou comme base historique d'estimation de l'âge de la Terre. Le lien entre érosion et activités humaines a déjà été traité dans un article très complet, Impact des activités humaines sur l'érosion littorale. Aujourd'hui nous allons voir au détour d'une « balade géologique citadine » comment la sédimentation peut être abordée et étudiée à partir de l'exemple de la ville de Strasbourg, dans le département du Bas-Rhin (67) en Alsace.
La ville de Strasbourg se démarque par plusieurs aspects. On peut citer au niveau politique la présence de plusieurs institutions européennes d'importance (Parlement européen, Conseil de l'Europe, Cours européenne des droits de l'Homme…), au niveau géographique et historique une position frontalière avec l'Allemagne, et au niveau architectural la présence de nombreux bâtiments et ouvrages construits à l'aide de blocs de pierre rougeâtre. La cathédrale Notre-Dame de Strasbourg en est un exemple emblématique. Toutes les images citadines de cet article ont été prises à Strasbourg.
Pour identifier la nature de cette roche, une observation plus précise (figures 5 à 10), en particulier à certains endroits où elle s'effrite (figures 7 et 10), révèle qu'elle est constituée de grains fixés entre eux, dont le diamètre est compris entre 2 mm et 63 µm. Il s'agit donc d'un grès (tableau 1). La nature sédimentaire de la roche peut être confirmée par la présence de fossiles. Je n'en ai pas trouvé sur les bâtiments de Strasbourg, mais les grès à Voltzia sont célèbres pour les fossiles de Voltzia (conifère) (figures 11 et 12).
Tableau 1. Classification des sédiments et roches sédimentaires en fonction de la taille des grains
Diamètre des grains (mm) | Sédiment meuble | Roche consolidée |
d > 2 | Cailloutis et graviers | Conglomérat |
0.063 < d < 2 | Sable | Grès |
0.002 < d < 0.063 | Silts | Siltite |
d < 0.002 | Argile | Argilite |
Sur de très nombreux blocs, des stratifications sont visibles, marquées par des différences de couleurs ou de dureté. Les intersections entre ces plans de stratification de la surface taillée de la pierre témoignent de différentes séquences de sédimentation : les conditions de dépôt (température, composition de l'eau, pH, activité biologique, vitesse d'enfouissement), et/ou le matériel déposé (en l'occurrence la composition minéralogique et chimique du sable, la taille des grains, la présence ou non de matière organique…) n'étaient pas les mêmes entre deux niveaux. Sur certains blocs, on peut voir que les stratifications sont recoupées par des niveaux indurés riches en oxydes de fer, probablement dus à des circulations de fluide (figures 20 et 21). La reconstitution des séquences de dépôts constitue un bon exercice de chronologie relative (figure 17).
Après extraction, les blocs étaient déposés et agencés dans la construction, à priori sans tenir compte de leur orientation d'origine dans l'affleurement : 50 % des blocs sont donc probablement disposés « à l'envers », et 50 % « à l'endroit ». On peut donc s'amuser à essayer d'identifier les blocs “retournés” et les blocs “à l'endroit”, en observant les figures des stratifications obliques. Les photos 9 et 10 de l'article Balade sur les grès triasiques du Bas-Vivarais ardéchois, ou bien les articles Stratifications obliques dans les grès du Cuisien de La Caunette, Hérault, Les faciès fluvio-deltaïques du Crétacé terminal lacustre (faciès dit Rognacien) du Sud de la France ou Les stratifications obliques du Miocène provençal, région de Fontaine de Vaucluse (Vaucluse) permettent d'observer des stratifications obliques “en place” sur des grès à l'affleurement. Pour observer une genèse “en direct” de stratifications obliques actuelles, on peut revoir Progradation et genèse de stratifications obliques. Enfin, l'article Les résultats de l'exploration de Mars par Curiosity entre novembre 2012 et février 2013 : sable volcanique, grès à stratifications entrecroisées, filons de gypse… montre même des stratifications obliques et entrecroisées sur Mars. La présence de figures de stratifications obliques et entrecroisées indique que le dépôt des éléments a eu lieu dans une zone où le relief était variable sur de très courtes distances (de l'ordre du mètre) et pouvait changer sur de courtes échelles de temps (de l'ordre de l'heure ou de la journée). Un niveau de dépôt pouvait être érodé ou re-mobilisé rapidement, témoignant d'une dynamique importante du milieu (changements de direction, de vitesse et de débit des courants, déplacement rapide du lit du cours d'eau, phases d'émersion et de remise en eau successives…). Tous ces éléments, combinés à d'autres moins visibles ou évidents [1, 2] indiquent une zone de dépôt de type continentale, fluviatile, avec des chenaux mobiles et dynamiques en plaine d'inondation.
Enfin, une analyse de ces grains sous loupe binoculaire ou l'observation d'une lame mince (si disponible) montrent que ce sont majoritairement des grains de quartz. Une comparaison avec les minéraux de quartz d'un granite peut être faite en classe. De plus, l'observation d'une lame mince de grès vosgien met également en évidence la présence d'oxydes de fer, de couleur noire au microscope (figures 24 à 27). Ces oxydes peuvent provenir de la dégradation de minéraux riches en fer comme des micas noirs, ou de la magnétite. C'est cette oxydation du Fe2+, contenu dans les minéraux d'origine, en Fe3+ qui donne la couleur rougeâtre de la roche à l'échelle macroscopique. Ce processus s'appelle la rubéfaction (autre exemple de rubéfaction, cette fois d'un paléosol par thermo-métamorphisme, dans Thermo-métamorphisme d'un paléosol par une coulée de lave, Bournac (Haute Loire)). Ces observations indiquent que ce grès provient d'une roche acide riche en quartz et contenant des minéraux riches en fer tels des micas noirs. Ce grès provient donc très probablement de l'érosion d'un granite [1, 2].
Il existe en réalité plusieurs grès et roches sédimentaires différentes dans les Vosges.
- Le grès vosgien : principalement rose et rouge, les dépôts dépassent 300 m d'épaisseur (380 m décrits dans la notice de la carte géologique de Bitche-Walschbronn). Il est décrit dans les notices des feuilles géologiques comme un grès dur à grains de quartz, avec 5 à 25 % de feldspaths (notice de Saverne) et des oxydes de fer et de manganèse, à ciment siliceux et présentant de nombreuses stratifications entrecroisées et obliques [2]. Dans cet article, nous parlons de « grès des Vosges » pour évoquer la provenance du grès, sans préciser sa nature, et de « grès vosgien » pour parler de cette unité en particulier.
- Un conglomérat principal et des couches intermédiaires.
- Le grès à Voltzia : célèbre pour ses fossiles végétaux de Pinophyta (conifères). La puissance de cette formation est de 15 à 16 m. Elle témoigne d'un environnement fluvio-marin et se décompose en deux formations : grès à meules et grès argileux [1, 2, 3].
- Un grès coquiller : ce grès marque le passage à l'influence marine de la mer du Muschelkalk. La limite inférieur du Muschelkalk n'a pas partout le même âge et ne coïncide pas avec une limite chronostratigraphique : elle est dite diachrone [1].
La structure des grains (fins, roulés et éolisés, à facettes), les structures (ripple-marks, dépôts dunaires, stratifications obliques et entrecroisées…) et les fossiles (Voltzia) indiquent que l'érosion a eu lieu sous un climat aride et que le dépôt a eu lieu en milieu continental, en lien avec des rivières anastomosées en tresses (chenal sinueux à faible pente, où la vitesse de l'eau est faible et dont les bras forment un réseau complexe de connexions et de divisions) [1, 2]. L'orientation des galets indiquent que les dépôts venaient de l'Ouest. Ces formations datent du Buntsandstein (Trias inférieur, entre −248 et −239 Ma) et proviennent de l'érosion et du démantèlement de la chaine hercynienne. Buntsandstein signifie en allemand « pierre (Stein) de sable (Sand) (un grès, donc) colorée/bariolée (bunt) ». Le nom de cette unité lithostratigraphique est donc purement descriptif de ce grès rose des Vosges. Pour un résumé de l'histoire locale du cycle varisque et de la chaine hercynienne, on pourra se reporter à Le magmatisme des Vosges septentrionales, traceur de l'évolution géodynamique d'un segment de la chaine varisque - Généralités.
Source - © 2018 C.R. Scotese, The PALEOMAP Project | Source - © 2018 D'après C. Cartannaz et al. [3] |
En Alsace, les grès sont surtout présents au Nord-Ouest de la région. Toutes les exploitations de grès ont lieu dans le département du Bas-Rhin (67) [4]. Plus précisément, la plupart des carrières alsaciennes se trouvent autour de Bouxwiller. Actuellement, 18 carrières sont toujours en activité. Elles ont produit 201 000 tonnes de grès en 2012 [4].
Les techniques d'extraction ont beaucoup évolué au fil du temps. Un monument en face de la cathédrale de Strasbourg rend hommage aux artisans ayant taillé la pierre utilisée pour la construction de l'édifice. On peut y voir une représentation de l'extraction d'un bloc de grès avec des coins enfoncés dans la roche, délimitant les contours du bloc. Au XIXe siècle, on extrayait les blocs par minage et forage à la machine et à l'explosif. Mais cette technique gâche jusqu'à 70 % de la pierre. De plus, le grès étant très dur du fait du ciment siliceux, les outils de taille (disques diamantés, scies mono- et multi-lames…) s'usent vite. À partir de 1983, un système de découpe par jet d'eau à très haute pression (1200 bars), le “Loegel-jet”, fait son apparition, réduisant la perte de pierre à 10 %. Depuis 2005, des haveuses sont utilisées pour extraire la pierre en creusant des galeries souterraines horizontales [5].
Actuellement, la restauration de la cathédrale de Notre-Dame de Strasbourg fait appel à trois carrières de grès hors d'Alsace, dont deux en Allemagne [6]. Au fur et à mesure du temps, de l'extraction de la ressource et de l'évolution des techniques de transport, la pierre est extraite de plus en plus loin de son lieu d'utilisation. La cathédrale a été construite entre le XIIème et le XVème siècle. Mais pourquoi doit-on restaurer la cathédrale et pourquoi aller chercher “au loin” du grès alors que des carrières en activité plus proches sont encore en activité ?
Si on restaure c'est parce que les grains de quartz ont tendance à se déchausser et le grès s'effrite. C'est particulièrement dans les fines colonnes, les délicates statues… Facteur aggravant, certains grès utilisés pour la construction comportent une (très faible) proportion de carbonate dans leur ciment. Sous l'action de la pollution atmosphérique par le soufre (chauffage au charbon jusqu'en 1960, pluies acide, pollution par la raffinerie de Reichstett – fermée en 2011) les eaux de pluie devenaient acides et l'acide sulfurique (très dilué) attaquaient le calcaire et le transformaient en gypse, ce qui faisait gonfler la roche, déchaussait les grains… C'est pourquoi on recherche pour la restauration des pierres de “meilleure qualité”, sans ciment calcaire, d'où un approvisionnement dans d'autres carrières que celles d'origine [7].
Bibliographie
M. Durand, J.C. Chrétien, J.M. Poinsignon, 1994. Des cônes de déjection permiens au grand fleuve triasique : évolution de la sédimentation continentale dans les Vosges du Nord autour de −250 Ma, Prof. Biol. Geol., Éditions Pierron Sarreguemines
Notices des feuilles géologiques BRGM au 1/50 000e de Bitche-Walschbronn, Bouxwiller, Molsheim, Saverne
C. Cartannaz et al., 2010. Carte des curiosités géologiques de la Lorraine, BRGM [notice]
Atlas des paysages d'Alsace, site consulté le 02/09/2019
B. Thevenon, 2012. À la découverte des grès roses des Vosges, Mines & Carrières n° 194
Œuvre Notre-Dame, site consulté le 02/09/2019
G. Millot, J. Cogné, D. Jeannette, Y. Besnus, B. Monnet, F. Guri, A. Schimpf Anselme, 1967. La maladie des grès de la cathédrale de Strasbourg, Bulletin du Service de la carte géologique d'Alsace et de Lorraine, 20, 3, Vosges – Alsace, 131-158