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Article | 12/12/2018

L'ile de Naxos, en mer Égée : marbre, migmatites et éléphants nains

12/12/2018

François Gauffre

Lycée Henri Meck, Molsheim (67)

Cyril Langlois

ENS de Lyon - Préparation à l'agrégation SV-STU

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Naxos, ile grecque des Cyclades : civilisation cycladique, isolement insulaire et géologie en lien avec la subduction égéenne – mise en place d'un dôme métamorphique ou metamorphic core complex.


L'ile de Naxos est la plus grande ile de l'archipel des Cyclades, en mer Égée. Dans l'Antiquité, Naxos, et Paros, l'ile voisine immédiatement à l'Ouest, durent leur prospérité (et leur rivalité économique et guerrière) à l'exploitation et à la sculpture de leur marbre ; celui de Paros surclassait toutefois, par sa finesse et sa pureté, celui de Naxos, qui, lui, bénéficiait de gisements plus importants. Parmi bien d'autres, la Vénus de Milo (une autre ile des Cyclades) est en marbre de Paros. Les statuettes de la civilisation dite cycladique, la plus ancienne de la région (3200 à 2000 av. J-C. environ), étaient déjà en marbre.

Statuettes cycladiques, Musée archéologique d'Athènes

Sphinx naxien de Delphes (vers 560 av. J-C.), Musée de Delphes

Le marbre, au sens du géologue, est un calcaire entièrement recristallisé et relativement pur (dans le cas contraire, on parlera de cipolin ou de marbre cipolin). Cette recristallisation provient d'un (ou plusieurs) épisode(s) métamorphique(s) : la calcite ne se transforme pas en nouvelles phases minérales plus stables, mais le degré d'organisation des atomes et la taille des cristaux augmentent.


La majorité des iles des Cyclades (toutes les iles en “-os” : Andros, Paros, Antiparos, Naxos, Amorgos, Délos, Tinos, Mykonos… et quelques autres comme Milo ou Santorin) sont effectivement principalement constituées de roches métamorphiques (dont le marbre pour certaines, comme Naxos), mais aussi de roches magmatiques et de quelques formations sédimentaires non métamorphisées (exceptée Santorin (ou Thera), essentiellement volcanique, et quelques iles majoritairement calcaires). Toutes ces iles appartiennent, d'un point de vue géologique, au domaine égéen, plus précisément dénommé « unité́ cycladique schistes bleus ». Ce domaine est caractérisé par des reliefs peu élevés, relativement aux autres parties de l'arc alpin, par des bassins d'effondrement et par une croute continentale d'une épaisseur moyenne de moins de 30 km. Le faible couvert végétal, favorisé par le surpâturage caprin et la sécheresse estivale, permet d'observer ces roches assez facilement (leur identification n'étant pas toujours facile pour autant au premier coup d'œil, en raison de la patine des roches).

Marbres, migmatites et figures d'érosion

L'ile de Naxos présente un relief simple, traversant grossièrement l'ile du Nord au Sud et culminant à 1004 mètres au mont Zas, au Sud de l'ile. La partie occidentale, où se situe la ville principale et son port, est nettement plus basse et peu pentée.

Les roches peuvent s'observer le long des routes et des sentiers de randonnée qui permettent l'ascension du mont Zas ou la visite de quelques monastères orthodoxes. Quelques carrières encore exploitées (figure 4), facilement repérables par leur blancheur, signalent des affleurements de marbre (qui fournit aussi les pierres de construction et le pavage des villages proches, comme celui d'Apeiranthos, le village le plus élevé de l'ile). L'identification des couches de marbres permet aussi de voir que l'exploitation de cette roche s'est effectuée dans l'épaisseur des formations, en profitant de l'inclinaison des couches et en suivant les couches de marbre (figures 5 et 6).

Carrière de marbre à ciel ouvert sur Naxos. ile des Cyclades

Contact entre les migmatites et les roches métamorphiques

Figure 5. Contact entre les migmatites et les roches métamorphiques

On voit également l'inclinaison générale des marbres vers l'Est, correspondant au flanc oriental du dôme métamorphique


Vue aérienne d'une carrière de marbre sur Naxos, mer Égée

Figure 6. Vue aérienne d'une carrière de marbre sur Naxos, mer Égée

On reconnait l'inclinaison des couches, visible sur la photographie précédente, qui facilite l'exploitation de la roche.


Selon les affleurements, la migmatite apparait plus ou moins nettement : en certains endroits, on observe plutôt un gneiss clair, non encore fondu ; en d'autre points, le contact entre des zones gneissiques, non fondues (mésosome) et les produits de la fusion (leucosome, liquide granitique recristallisé, et mélanosome, accumulation des minéraux réfractaires) sont clairement visibles.

En outre, comme souvent dans les affleurements soumis à l'influence marine, le vent chargé de sel creuse en certains endroits des cavités dans la roche, de tailles variables, qualifiées de taffonis (figure 12), voir aussi d'autres exemples et des détails sur la formation de ces structures dans Les taffonis du Cap de Créus (Espagne)… ou Quand l'érosion alvéolaire fabrique des taffonis géants…. L'érosion du gneiss peut donner des résultats spectaculaires en laissant des calottes de roche « sur piédestal » (figure 13).


Boule de gneiss "sur piédestal", creusée à sa base par l'érosion

Figure 13. Boule de gneiss "sur piédestal", creusée à sa base par l'érosion

La superposition de plusieurs espèces de lichen encroutant masque la foliation du gneiss, visible sur le petit bloc en bas à gauche.


Le dôme métamorphique (metamorphic core complex) de Naxos

Plus des deux tiers de l'ile de Naxos sont donc des roches métamorphiques, dont le degré de métamorphisme culmine avec les migmatites, qui se trouvent structuralement sous les marbres et les schistes qu'elles viennent percer, au milieu de l'ile. L'ensemble a donc la forme d'un dôme à cœur de migmatites (même si le point culminant, le mont Zas, se situe dans les couches métamorphiques, au Sud-Est), les couches de marbres et de schistes s'inclinant majoritairement vers l'Est du côté oriental du dôme, et vers l'Ouest côté occidental. La partie occidentale de l'ile, beaucoup plus plate, cultivée et urbanisée, est constituée d'un pluton granodioritique (figures 14 et 15). Les rares roches sédimentaires se trouvent sur les rivages, surtout au Nord-Ouest, en contact immédiat avec les roches métamorphiques, et le pluton apparait donc situé immédiatement sous le contact entre les roches métamorphiques et plutoniques, sous les roches sédimentaires. Ce contact rapproche donc des terrains très métamorphisés voire fondus et des terrains non-métamorphiques ; il est donc équivalent à un cisaillement, ou une faille, normal(e) (descente des roches sédimentaires de surface, remontée des roches sous-jacentes métamorphiques), mais très peu penté. Ce type de contact est qualifié de détachement. Cette structure en dôme de roches métamorphiques, accompagné d'un pluton granitique et venant au contact de roches non métamorphiques au moyen d'un détachement, se retrouve sur la plupart des autres iles non-volcaniques des Cyclades (Tinos et Mykonos, par exemple). Elle est qualifiée de dôme métamorphique ou, en anglais, de metamorphic core complex (« complexe à cœur métamorphique »). Les roches métamorphiques, initialement profondes, sont exhumées par le jeu de ce détachement et c'est probablement cette ascension qui favorise également la fusion par décompression, donnant les migmatites et les plutons, lesquels présentent parfois une orientation préférentielle des minéraux, signe qu'ils ont eux-mêmes subi un cisaillement au cours de leur mise en place, donc qu'ils se sont insérés sous le détachement en même temps que celui-ci fonctionnait (figure 17).

Carte géologique de Naxos drapée sur une vue Google Earth inclinée vers le Nord

Figure 17. Carte géologique de Naxos drapée sur une vue Google Earth inclinée vers le Nord

On distingue la structure en dôme des gneiss et migmatites (en rose) et des roches métamorphiques (bleu et orange), et la plaine occidentale cultivée et urbanisée, correspondant à la granodiorite (croix sur fond rose).

Les punaises jaunes indiquent les éléments cités dans le texte (mont Zas, village d'Apeiranthos, carrière de marbre…).


Structure tectonique de Naxos et Paros (iles des Cyclades) montrant les directions (traits) ou les sens (flèches) d'étirement majeurs identifiables dans les roches métamorphiques (linéations) et magmatiques (fluidalité magmatique)

Figure 18. Structure tectonique de Naxos et Paros (iles des Cyclades) montrant les directions (traits) ou les sens (flèches) d'étirement majeurs identifiables dans les roches métamorphiques (linéations) et magmatiques (fluidalité magmatique)

Les orientations préférentielles des minéraux s'interprètent par la déformation cisaillante des roches lors du fonctionnement du détachement et de leur exhumation. L'unité supérieure non métamorphique a “glissé” vers le Nord relativement aux roches métamorphiques ductiles de l'unité inférieure, en les cisaillant.


Naxos et Paros, comme toutes les Cyclades, portent donc des traces d'un étirement intense. Cette extension affecte en réalité toute la Grèce continentale et l'Anatolie occidentale, et se poursuit aujourd'hui, comme l'atteste les mesures GPS (figure 18). Sur les terres continentales grecques et turques, elle se traduit superficiellement par des séries de grabens limités par des failles normales, comme celui de Corinthe qui sépare l'Attique et la Boétie, côté Nord du Péloponnèse, au Sud du canal de Corinthe. En mer Égée et tout au Nord, dans le Rhodope, l'étirement s'exprime par un “boudinage” de la croute supérieure cassante, fragmentée en morceaux séparés par des remontées de la croute inférieure ductile, comme à Naxos et Paros. D'après les données sismiques, l'épaisseur de la croute est réduite à 25 km en Egée, et à peine plus pour la lithosphère, en raison du fort gradient géothermique qui réduit considérablement la part mantellique de la lithosphère. Cet étirement accompagne le recul vers le Sud de la fosse de subduction égéenne, située aujourd'hui au Sud de la Crète (figure 19). Les causes de cet important recul de la fosse et de cette déformation par boudinage de la croûte égéenne font toujours l'objet d'actives recherches et semblent tenir à la fois à la rhéologie de la lithosphère continentale égéenne avant l'étirement (région déjà “chaude” et assez ductile) et à des mouvements asthénosphériques engendrés par la rupture du panneau plongeant sous l'Anatolie (Menant et al., 2016 [4]).

Naxos, patrie d'éléphants nains et de souris géantes

Naxos et Paros ont encore d'autres particularités géologiques : si les roches sédimentaires y sont minoritaires, les quelques affleurements disponibles à l'Est de Naxos ont cependant livré d'intéressants fossiles. Notamment un maxillaire d'éléphant. D'un petit éléphant.

D'autres restes de Proboscidiens (le groupe des éléphants et des mammouths) avaient été découverts sur d'autres iles de la mer Égée, notamment à Délos, toute proche de Naxos, et en Crète, beaucoup plus loin. Dans tous les cas, ces animaux sont attribués à des espèces dérivant d'une espèce ancestrale continentale et devenues naines en contexte insulaire, un processus évolutif largement documenté dans le registre fossile chez les mammifères et les oiseaux de grande taille (par exemple, l'Homo nain, H. floresiensis, sur l'ile indonésienne de Flores). En mer Égée, l'explication proposée à cette évolution repose sur les changements climatiques glaciaire/interglaciaire et sur la restriction de la surface de ces iles depuis la fin du Pléistocène, entre −116 000 et −11 700 ans environ  : au cours des phases glaciaires, notamment la dernière, les régions méridionales de Méditerranée servirent de refuge aux espèces originaires des latitudes plus élevées et des zones continentales de plus grande altitude. La mer de l'époque pouvait être plus basse d'une centaine de mètres : les iles de Paros, Naxos et Délos étaient alors rassemblées et les rives de la Grèce continentale en étaient plus proches (figure 20).

Topographie de la Mer Égée pour un niveau marin plus bas de 100 mètres par rapport à l'actuel

Figure 21. Topographie de la Mer Égée pour un niveau marin plus bas de 100 mètres par rapport à l'actuel

Andros, Délos, Naxos et Paros ne forment qu'une seule masse insulaire peu éloignée du continent.


Les Proboscidiens du continent auraient ainsi colonisé ces territoires ; la montée du niveau marin lors du retour aux conditions interglaciaires a ensuite séparé ces iles, réduit leur surface et restreint encore les échanges avec le continent. La restriction des ressources alimentaires pour les grands herbivores comme les éléphants a favorisé les formes de petite taille, moins nécessiteuses en ressources et à temps de gestation plus court ; associée à la petite taille de leurs populations, l'évolution vers des formes naines a pu être assez rapide (fossiles pléistocènes datés de 12 à 126 ka pour une dernière connexion avec le continent vers −140 ka voire −30 ka [9]).

Les principales questions pour les paléontologues sont plutôt d'élucider les relations phylogénétiques entre les différentes formes naines de l'Égée et de décider de quelle(s) espèce(s) continentale(s) dérivent ces forme naines (van der Geer et al., 2014). Les autres espèces d'éléphants nains trouvées en mer Égée sont rattachées au genre Paleoloxodon, mais la Crète a aussi hébergé des formes naines du genre Mammuthus, le mammouth. D'après la morphologie de la mâchoire de Naxos, ce spécimen serait rattaché au genre Paleoloxodon, et pourrait représenter une espèce endémique nouvelle. Ce serait l'une des formes les plus petites d'éléphants nains de Grèce, dix fois plus petite que son probable parent continental, Paleoloxodon antiquus, l'éléphant à défenses droites (figure 21), un proboscidien qui semblait apprécier les climats relativement chauds, au contraire du mammouth, adapté aux conditions des périodes glaciaires (Stuart, 2005 [7]).


À l'inverse, pour les petits animaux comme les souris, le nombre réduit de prédateurs et de compétiteurs, et la plus faible diversité des ressources alimentaires rendent plus compétitifs les individus de grande taille, capables d'exploiter une gamme de ressources alimentaires plus étendue, sans que leur grande taille soit un handicap face aux prédateurs (voir aussi les varans géants, ou “dragons”, de Komodo, une ile indonésienne). Ainsi Naxos a-t-elle hébergé à la même époque une forme relativement grande d'un mulot encore présent sur l'ile et dans la région égéenne aujourd'hui, Apodemus mystacinus ( van der Geer et al., 2014 [9]).

Conclusion

Comme le montrait déjà un précédent article (La falaise de Matala, en Crète : tectonique et paléoenvironnement à la plage), les iles grecques ne sont pas « seulement », pour le géologue, des destinations de vacances où il pourrait « tout oublier ». Ce sont aussi des régions propices aux observations géologiques, facilitées par la faible emprise de la végétation, limitée par la chaleur estivale et les assauts des chèvres. Elles nous présentent de beaux exemples de déformations ductiles et de fusion partielle et, à plus grande échelle, nous informent sur la géodynamique particulière de cette mer, ou encore sur l'évolution des espèces en contexte insulaire. L'archipel cycladique et la Crète sont pour ces raisons toujours étudiés par les paléontologues et biogéographes d'une part, les géologues tectoniciens, notamment français, d'autres part. Ils y ont identifiés les Metamorphic Core Complex au milieu des années 1990 et explorent toujours, par des études de terrain couplées à des modélisations analogiques et numériques, les mécanismes de leur formation et de l'étirement égéen, épiphénomène d'un processus plus large, la fermeture de l'océan Téthys, dont la Méditerranée représente le dernier reliquat océanique. Par ailleurs, cette histoire géologique longue et complexe a produit les ressources qui ont contribué à la richesse de la Méditerranée orientale dans la période antique : marbres de Paros et Naxos ou gisements de cuivre de Chypre.

Bibliographie

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A. Menant, P. Sternai, L. Jolivet, L. Guillou-Frottier, T. Gerya, 2016. 3D numerical modeling of mantle flow, crustal dynamics and magma genesis associated with slab roll-back and tearing: The eastern Mediterranean case, Earth and Planetary Science Letters, 442, 93-107 https://doi.org/10.1016/j.epsl.2016.03.002

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C. Shuyun, F. Neubauer, M. Bernroider, J. Liu, 2013. The lateral boundary of a metamorphic core complex: The Moutsounas shear zone on Naxos, Cyclades, Greece, Journal of structural geology, 54, 103-128

O. Vanderhaeghe, 2009. Montagnes, des colosses au cœur tendre, Pour la science, 375, 34-40

A.A.E. van der Geer, G.A. Lyras, L.W. van den Hoek Ostende, J. de Vos, H. Drinia, 2014. A dwarf elephant and a rock mouse on Naxos (Cyclades, Greece) with a revision of the palaeozoogeography of the Cycladic Islands (Greece) during the Pleistocene, Palaeogeography, Palaeoclimatology, Palaeoecology, 404, 133-144