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Article | 15/06/2001

Les Alpes sous la glace

15/06/2001

Vincent Deparis

Maison des Sciences de l'Homme - Alpes, Grenoble

Benoît Urgelli

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Histoire de la découverte des glaciations au XIXe siècle.


Introduction

La découverte des glaciations alpines au cours du XIXe siècle est l'une des plus belles découvertes de la géologie, amenant un bouleversement radical dans la perception du globe, de son histoire et de son climat. Comme toutes les visions novatrices, elle dut pour s'imposer vaincre les réticences les plus fortes et les sarcasmes les plus virulents en ne comptant que sur le courage et la persévérance de ses premiers promoteurs. Le point de départ de ce nouveau regard sur la Terre ? La découverte dans les plaines de Suisse et du Jura de blocs de rochers étonnants.

Des blocs étranges : les blocs erratiques

À la fin du XVIIIe siècle, lorsque les géologues explorateurs arrivent dans les vallées de la Suisse et du Jura pour étudier la structure et la genèse des montagnes, ils sont immédiatement intrigués par des rochers étonnants. De nature granitique, ces rochers pouvant peser plusieurs tonnes se tiennent isolés, tels des statues, au milieu de plaines ou au sommet de collines constituées de roches calcaires. Ils apparaissent comme des intrus, sans aucune parenté avec les roches qui les environnent.

On les dénomme « blocs erratiques », c'est-à-dire errants. Que font-ils là, quelle peut être leur origine ?


Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799) laisse éclater son étonnement : « Les granites ne se forment pas dans la terre comme des truffes, et ne croissent pas comme des sapins sur les roches calcaires ! »


L'énigme est sérieuse, déroutante, et les explications avancées nombreuses. Jean Etienne Guettard (1715-1786) suppose en 1762 que les blocs granitiques, tellement abondants entre la mer Baltique et les Carpates, sont les restes d'une ancienne montagne, aujourd'hui entièrement érodée. On observe cependant que les blocs sont exactement de la même nature que les roches des plus hauts sommets des Alpes, situées à une centaine de kilomètres. Leur origine est incontestablement là, mais comment ont-ils été transportés ?

Jean-André De Luc (1727-1817) fait en 1778 une des propositions les plus ingénieuses. Il croit, comme beaucoup de ses contemporains, que la croûte terrestre possède un grand nombre de cavités souterraines remplies d'un fluide expansif, tel que l'air. L'enfoncement progressif de la croûte provoque la compression puis l'explosion du fluide emprisonné, projetant des blocs à travers les airs sur une grande distance. Saussure s'oppose vertement à une telle explication jugée farfelue. A-t-on un seul exemple d'une explosion semblable ? Et un bloc propulsé des Alpes au Jura ne s'écraserait-il pas en mille morceaux en atterrissant ?

Saussure remarque que les blocs erratiques sont tous situés dans l'axe des vallées alpines, ce qui l'amène à conjecturer que les blocs ont été charriés et déposés par une grande débâcle ou un courant d'une violence et d'une étendue considérables. Son opinion fait l'unanimité, l'eau paraissant le moyen de transport le plus approprié. On explique qu'elle provient soit de la rupture subite de vastes bassins dont on suppose l'existence dans les parties supérieure des vallées, soit de la fonte exceptionnelle des glaciers, à cause de l'action de gaz chauds souterrains par exemple. Leopold von Buch (1774-1853) calcule même la force du courant nécessaire pour que les blocs venant des vallées alpines puissent remonter les pentes du Jura !

D'autres hypothèses sont émises. Certains prétendent que le soulèvement des Alpes s'est opéré d'une manière si brutale, que les eaux de la mer qui recouvraient la région se sont retirées et écoulées des pentes des montagnes avec tant de vigueur qu'elles ont pu enlever et entraîner les blocs qui se trouvaient sur leur passage. D'autres, après avoir pris connaissance des expéditions polaires de l'époque, recourent au pouvoir de transport de la glace flottante. Ils envisagent une époque où la mer envahissait les vallées alpines et où les glaciers libéraient des icebergs portant tel des radeaux des blocs arrachés aux montagnes. Ceux-ci finissaient par couler lorsque la glace n'avait plus la capacité de les porter.

Avance ou recul des glaciers ?

Chacune de ces solutions a ses partisans et ses détracteurs, mais aucune ne remporte l'adhésion. Mais quelle autre alternative proposer ? C'est indirectement qu'une nouvelle piste est ouverte.


Depuis la fin du XVIIIe siècle, les glaciers de la Suisse subissent une crue inhabituelle, avançant sur leur ancienne position, à tel point que les autorités suisses en deviennent soucieuses : les glaciers peuvent-ils continuer à gagner en longueur et venir menacer les constructions humaines ?

En 1821, un ingénieur suisse, Ignace Venetz (1788-1859), s'attaque au problème, et parcourt les glaciers pour comprendre leur fonctionnement et trouver des indices de leurs anciennes positions. Il recueille d'abord des témoignages montrant que les glaciers ont bel et bien avancé : certains cols, autrefois praticables, sont aujourd'hui impossibles à traverser à cause de la glace qui les a envahis ; des chapelles construites aux abords des glaciers ont été entièrement détruites par la progression des glaces.


Mais bientôt il découvre un autre fait, autrement plus déconcertant. Les glaciers poussent devant eux des débris, blocs et sable confondus, amoncelés en tous sens, sans stratification. Ces débris constituent des moraines, sorte de butes bien identifiées, marquant la limite des glaciers. Venetz reconnaît que de petites collines situées à quelques kilomètres sous les glaciers ont exactement la même composition et la même structure que les moraines actuelles. Aucun doute ne peut subsister : elles ne sont pas autre chose que d'authentiques anciennes moraines, prouvant que les glaciers ont été autrefois plus étendus et qu'ils ont reculé !

La conclusion, si elle est vraie, est embarrassante. On suppose en effet à l'époque que la Terre, initialement en fusion, s'est progressivement refroidie au cours des temps. Elle n'a donc pas pu acquérir de la chaleur, son climat n'a pas pu devenir plus clément et les glaciers n'ont jamais pu avoir une étendue plus importante qu'aujourd'hui ! C'est aller contre toutes les autres évidences que d'affirmer le contraire.


Pour Venetz cependant, le climat de la Terre n'évolue pas d'une manière unidirectionnelle mais est tantôt plus chaud, tantôt plus froid. Il oscille. Les anciennes moraines montrent indéniablement que le climat a été à une période beaucoup plus froid et qu'il s'est ensuite réchauffé. Actuellement, on assiste à un nouveau refroidissement.

L'intuition d'un montagnard

Venetz ne s'arrête pas à ce premier résultat mais poursuit ses recherches. Présume-t-il qu'il ne va pas assez loin, que ses observations peuvent l'amener à une révélation plus incroyable encore ? Quelqu'un lui a déjà mis la puce à l'oreille. En 1818, lorsqu'il était chargé de travaux dans une vallée suisse, il a rencontré un ardent et intelligent montagnard, Jean-Pierre Perraudin. Celui-ci, chasseur de chamois, explore les glaciers depuis son enfance et n'a pas manqué d'être intrigué par un certain nombre de phénomènes, tels les blocs erratiques ou des stries sur les rochers.


Il affirme sans hésiter : « Les glaciers de nos montagnes ont eu jadis une bien plus grande extension qu'aujourd'hui. Toute notre vallée jusqu'à une grande hauteur au-dessus de la Dranse a été occupée par un vaste glacier, qui se prolongeait jusqu'à Martigny, comme le prouvent les blocs de roches qu'on trouve dans les environs de cette ville et qui sont trop gros pour que l'eau ait pu les y amener. »

Grâce à ses seules observations et au rapprochement des faits, Perraudin a donc compris que les blocs erratiques sont des rochers arrachés aux flancs des montagnes, transportés par les glaciers alors plus étendus (Martigny se trouve à une quarantaine de kilomètres du front glaciaire de l'époque) et abandonnés lors de leur retrait. Libre de toute influence, il a su aller là où les géologues de métier n'ont pas encore osé s'aventurer.

Perraudin ajoute un autre indice : « Ayant depuis longtemps observé des marques ou cicatrices faites sur des rocs vifs et qui ne se décomposent point (ces marques sont toutes dans la direction des vallons) et dont je ne connaissais pas la cause, après bien des réflexions, j'ai enfin, en m'approchant des glaciers, jugé qu'elles étaient faites par la pression ou pesanteur des dites masses, dont je trouve des marques au moins jusqu'à Champsec. Cela me fait croire qu'autrefois la grande masse des glaciers remplissait toute la vallée de Bagnes, et je m'offre à le prouver aux curieux par l'évidence, en rapprochant les dites traces de celles que les glaciers découvrent à présent. »


Perraudin a donc reconnu un autre signe caractéristique du passage des glaciers dans une région qui n'en possède plus, celui des stries sur les roches polies. Ces stries sont creusées par des cailloux enchâssés dans la glace en mouvement et permettent d'en connaître la direction d'écoulement. Les observations de Perraudin sont donc minutieuses et ses réflexions pertinentes. Mais lorsqu'il expose sa théorie aux gens de passage dans sa vallée, elle semble si extraordinaire, si extravagante même, que personne ne juge qu'elle vaut la peine d'être méditée et prise en considération.

Venetz, néanmoins, a certainement dû être marqué par les raisonnements du vaillant montagnard. Et encouragé par le succès de ses premières recherches, il reprend ses observations en s'éloignant des vallées glaciaires actuelles. Quelle était l'extension maximale des anciens glaciers ? Partout où il se rend pour ses investigations, à travers le plateau suisse jusqu'au Jura, il découvre des traces d'anciennes moraines et des blocs de granite qui incontestablement proviennent du massif du Mont-Blanc.

Pas à pas, il arrive à la persuasion que tous ces blocs ont été transportés par un glacier qui occupait jadis toute la vallée du Rhône ! Pour son propre compte, il a donc refait les déductions de Perraudin mais à une échelle bien plus grande, puisque son ancien glacier a maintenant plusieurs centaines de kilomètres de long. Ne se trompe-t-il pas ? Ne se laisse-t-il pas emporter par l'audace de sa théorie ? Ses observations sont sûres, ses interprétations logiques, mais effrayé par les conséquences de ses déductions, il concède : « Il fait peur de penser à un glacier pareil. »

L'appui d'un ami

En 1829, Venetz vient tester sa théorie auprès d'un ami, Jean de Charpentier (1786-1855), scientifique réputé, directeur des mines de sel à Bex. Celui-ci a déjà rencontré Perraudin en 1815 et entendu son opinion sur l'extension des glaciers, opinion qu'il jugeait tout à fait saugrenue. Lorsque Venetz lui expose qu'un glacier s'est jadis étendu jusqu'au Jura, entre Genève et Soleure, il trouve cette idée complètement folle, en opposition manifeste avec les principes de la physique et de la géologie et exprime sa désapprobation.


De bonne grâce toutefois, voulant remettre son ami dans le droit chemin et le convaincre de ses erreurs, il se propose de l'accompagner sur le terrain. Et l'enseignant se trouve être l'enseigné ! C'est Venetz qui le persuade de la pertinence de ses vues, de la justesse de ses interprétations, de l'impossibilité de comprendre les observations de terrain sans supposer une extension glaciaire.

Devenu un fervent partisan, Charpentier se charge d'étayer les thèses de Venetz et de les argumenter. Car la théorie glaciaire explique une foule de phénomènes.

  • Le transport des blocs erratiques sans que leurs angles ni leurs arêtes soient émoussés ou écornés, ce qui est difficilement explicable dans le cas d'un courant.
  • La distribution des blocs erratiques : dans certaines vallées, on trouve sur la rive droite des blocs erratiques de nature granitique et sur la rive gauche des blocs erratiques de nature calcaire ; cette distribution est incompréhensible si l'eau est l'agent de transport mais parfaitement intelligible en supposant l'extension glaciaire : lorsque des glaciers issus de deux vallées différentes se rejoignent pour en former un seul, ils ne se mélangent pas, chacun marchant côte à côte, portant ses matériaux caractéristiques qu'il dépose sur un seul des côtés de la vallée.
  • Le dépôt des terrains ne montrant aucune stratification ni aucun triage : un glacier, contrairement à l'eau, dépose les pierres en les accumulant et en les entassant sans ordre, mêlant les plus grosses avec les plus petites et charriant les unes aussi loin que les autres.
  • Le dépôt de petits amas de matériaux stratifiés, déposés dans des lacs, formés par le barrage des moraines.
  • La formation des roches lisses, appelées roches moutonnées, que l'on trouve dans les vallées alpines : ces roches ont été usées, polies par le frottement du glacier.
  • La formation des stries à la surface des rochers, façonnées par le raclement des cailloux que la glace transporte.

Charpentier, entièrement convaincu par l'abondance de faits prenant sens grâce à la théorie glaciaire, reconnaît toutefois son côté très déroutant : « Je sens fort bien tout ce qu'une pareille hypothèse offre au premier abord d'invraisemblable, de choquant, d'extravagant même. En effet, comment admettre, comment se persuader que jadis toutes nos grandes vallées fussent occupées dans toute leur longueur par de vastes glaciers, qui, à leur débouché dans la plaine au pied des Alpes, se seraient étendus en forme de nappes ou d'énormes éventails pour couvrir presque toute la contrée jusqu'au Jura, et remonter cette chaîne en nombre d'endroits jusques à son faîte, et le dépasser même ? Comment concilier une semblable hypothèse avec la masse de faits qui prouvent que jadis la température de nos climats a été bien plus élevée qu'elle ne l'est maintenant ? Comment croire à l'existence d'aussi énormes glaciers dans une contrée qui jadis produisit des palmiers, comme il est prouvé par des empreintes de chamaerops trouvées dans les roches des environs de Lausanne et de Vévey ? »

Accepter la théorie glaciaire, c'est accepter un bouleversement du climat, c'est contrecarrer les idées reçues sur l'histoire de la Terre, c'est s'opposer aux faits géologiques habituellement reconnus. Comment ne pas sourciller, comment ne pas hésiter devant les implications de la théorie ?

Charpentier explique que le refroidissement du climat a dû faire suite au soulèvement brutal des Alpes, qui atteignaient alors une hauteur plus grande qu'à présent. Les montagnes se sont ensuite affaissées à cause de leur tassement et le climat a pu redevenir plus clément et les glaces formées se retirer. Par après, de Charpentier ajoute que le soulèvement des Alpes a été accompagné par la formation de fentes et de crevasses. L'eau de ruissellement, s'infiltrant dans les profondeurs chaudes de la Terre, se transformait en vapeurs et remontait en surface pour se condenser dans l'atmosphère. Outre l'accroissement de l'humidité, les vapeurs interceptaient les rayons du soleil et faisaient baisser la température. La glaciation prit fin lorsque les fentes furent colmatées par les produits de l'érosion.

Un nouveau converti à la théorie glaciaire

En 1834, Jean de Charpentier se rend à Lucerne pour exposer publiquement ses idées. Sur le chemin, il est accompagné par un bûcheron qui, le voyant examiner un bloc de granite, lui dit : « Ces pierres viennent du Grimsel, c'est le glacier qui les a amenées, il s'est étendu jadis jusqu'à Berne » ! Les précurseurs ne sont pas toujours ceux que l'on croit ! Mais l'extension glaciaire prévue par les montagnards reste locale et n'atteint pas, de loin, celle imaginée par Venetz et par Charpentier.

Les auditeurs de Charpentier sont décontenancés et restent très sceptiques. Parmi eux se tient Louis Agassiz (1807-1873), jeune professeur à Neuchâtel, qui s'est déjà acquis une notoriété mondiale grâce à ses travaux de paléontologie et de zoologie. Lui aussi reste incrédule mais il est suffisamment intrigué pour venir examiner sur place les preuves avancées par de Charpentier, dans l'idée de les combattre. Et comme Charpentier a été converti par Venetz, Agassiz est converti par Charpentier et devient le plus ardent promoteur de la théorie glaciaire.


En 1837, alors qu'il doit faire un discours d'ouverture pour une réunion scientifique internationale sur ses travaux zoologiques, il expose avec fougue ses nouvelles idées sur l'extension des glaces. Sa version diffère légèrement de celle de Charpentier, en particulier il suppose que la glaciation est survenue avant le soulèvement des Alpes. Il emploie l'expression « âge glaciaire » proposée quelque temps auparavant par Karl Schimper, et affirme qu'une énorme calotte de glace a recouvert une grande partie de l'Europe, le Nord de l'Asie et de larges parties de l'Amérique du Nord. Ce ne sont donc plus seulement les Alpes qui ont subi une phase glaciaire, mais toute une partie de l'hémisphère Nord !


Ses déclarations font sensation et déclenchent une très vive réaction. Tous les savants présents, sans exception, sont hostiles, ne comprenant pas l'attitude de leur collègue et son intérêt pour une hypothèse aussi absurde. Une sortie sur le terrain pour laisser parler les évidences ne réussit pas plus à ébranler leur opposition. L'un d'entre eux conseille même à Agassiz de retourner à l'étude de ses poissons fossiles plutôt que de s'occuper de considérations générales sur les révolutions de la Terre primitive, considérations qui ne convainquent que ceux qui leur ont donné naissance !

Agassiz ne désarme toutefois pas. Pour mieux comprendre les glaciers d'autrefois, il décide d'aller étudier les glaciers actuels. Effectuant des séjours prolongés, multipliant les mesures et les relevés, il fait progresser les connaissances glaciologiques dans tous les domaines. En 1840, il publie un mémoire synthétique qui expose sa théorie dans le détail, suivi en 1841 par un essai de Jean de Charpentier. Les deux ouvrages, en même temps qu'ils réfutent les anciennes théories, justifient l'extension glaciaire par toute une série de faits de terrain.

Entre temps, Agassiz a tenté d'introduire la théorie glaciaire en Angleterre en cherchant à persuader William Buckland (1784-1856), grand géologue et ami personnel. En 1838, celui-ci vient passer quelques temps en compagnie d'Agassiz qui lui montre à la fois les dépôts erratiques du Jura et l'action actuelle des glaciers alpins. Malgré l'intérêt qu'il porte à ces démonstrations, Buckland reste circonspect et ne peut abandonner ses anciennes croyances sur l'action de l'eau.


En 1840, Agassiz se rend à son tour en Angleterre pour présenter sa théorie mais se heurte à nouveau à une opposition très virulente. La plupart des savants anglais sont alors partisans de la théorie du transport des blocs erratiques par des icebergs flottant non sur des mers mais sur de grands lacs, formés par la fermeture de vallées lors de tremblements de terre ou d'éboulements. La théorie d'Agassiz leur semble gratuite et déraisonnable.

Le moment décisif se déroule après la réunion, lorsque Buckland invite Agassiz ainsi qu'un autre géologue réputé, Roderick Impey Murchison (1792-1871), à se rendre en Écosse et dans le Nord de l'Angleterre. Là, ils découvrent des roches polies et striées, et des traces d'anciennes moraines ! L'existence d'une calotte de glace recouvrant jadis l'Angleterre est démontrée. Buckland alors ne doute plus de la justesse de la théorie glaciaire et devient le plus dévoué supporter d'Agassiz Outre-Manche, défendant avec ardeur ses idées dans chaque réunion scientifique.


La victoire de la théorie glaciaire

Les discussions entre pro- et anti-glaciéristes restent serrées toutefois et des objections à la théorie glaciaire continuent à s'élever. Jean-André De Luc (neveu du fameux naturaliste de même nom déjà cité) refuse toujours de croire que les glaciers peuvent polir et strier les roches sur lesquelles ils se déplacent. William Hopkins (1793-1866), un fameux physicien, affirme lui que le mouvement de nappes de glace sur des continents peu inclinés implique de telles absurdités mécaniques que la question n'a même pas lieu d'être considérée. Il revient pourtant sur sa déclaration quelques années plus tard en reconnaissant que la glace peut se mouvoir même sur de très faibles inclinaisons.

Et puis, les partisans d'Agassiz ne peuvent toujours pas apporter de solution au problème de fond : comment supposer que le climat de la Terre ait pu varier si drastiquement ? On suggère bien que l'axe de rotation de la Terre a pu changer de position et que les régions tempérées actuelles étaient autrefois des régions polaires, mais la démonstration ne convainc pas.

En Suisse et en France, là où des glaciers peuvent s'observer, la théorie glaciaire s'impose dès les années 1845, mais en Angleterre et en Allemagne, les réticences sont bien plus difficiles à vaincre. Ce n'est qu'en 1862, qu'un argument décisif est apporté par Thomas Jamieson en faveur de l'origine glaciaire des faits observés en Écosse. Quelques mois plus tôt, la rupture d'un barrage a provoqué la vidange de plusieurs réservoirs dans les Highlands. Et aucun des phénomènes associés à l'action glaciaire, ni les stries, ni les dépôts caractéristiques, n'a été observé.

La balance penche alors définitivement du côté des "glaciéristes". Ceci d'autant plus facilement qu'en 1852, une expédition scientifique a découvert l'immense calotte de glace du Groenland et visualisé pour la première fois un continent entièrement pris dans les glaces.

Des glaciations multiples

Après bien des années de doute et de discussion, la majorité des géologues adhère à la théorie glaciaire défendue par Agassiz : toutes les Alpes et une grande partie de l'Europe du Nord ont été pendant une période relativement récente de l'histoire de la Terre entièrement recouvertes de glace.

Cette reconnaissance, bien difficile il est vrai tant elle implique une conversion dans la perception de la Terre, n'est que le premier pas d'une longue suite de recherches. Car de nouvelles questions se posent. Dans certaines régions, on observe que des moraines recouvrent des roches polies. Or un glacier ne peut pas déposer des débris en même temps qu'il érode les roches sous-jacentes. A-t-il eu plusieurs phases d'avancée et de retrait ? Toutes les nouvelles observations vont dans ce sens. On remarque par exemple que des moraines sont séparées par des couches renfermant des plantes fossiles, preuve que le climat s'est considérablement réchauffé entre deux périodes froides.

Ce n'est donc plus une période glaciaire qu'il faut concevoir mais plusieurs, successives, entrecoupées de périodes chaudes ! La difficulté devient de reconnaître dans le paysage les marques de ces différentes phases glaciaires et d'associer chaque dépôt à sa glaciation correspondante.


À la fin du XIXe siècle, on compte que quatre glaciations, dénommées Riss, Günz, Mindel et Würm, ont affecté l'Europe pendant l'ère quaternaire (on sait aujourd'hui, grâce à l'analyse des carottes prélevées dans les sédiments des océans ou dans les glaces polaires, que les glaciations ont été bien plus nombreuses). Puis des traces glaciaires sont décrites dans d'autres régions du monde et surtout à d'autres périodes géologiques.

La Terre a donc subi des glaciations non seulement dans les temps récents du Quaternaire mais aussi tout au long de son histoire et sur tous les continents ! Ces découvertes bouleversent la vision que les hommes se font de l'évolution de la Terre : celle-ci n'est pas linéaire, depuis une origine chaude jusqu'à une mort thermique, mais elle est au contraire emmêlée et complexe.

Le problème climatique devient encore plus ardu : comment comprendre ces oscillations successives du climat ? Aucune hypothèse à l'époque ne peut rendre compte de ces alternances de périodes chaudes et de périodes froides et les causes des variations climatiques restent hors de portée, insoupçonnées. Les glaciations sont reconnues et acceptées, on ne se bat plus pour comprendre la signification des blocs erratiques, mais le climat de la Terre garde tout entier son mystère.

Ce n'est qu'au cours du XXe siècle que Milutin Milankovitch (1879-1958) va pouvoir proposer une solution satisfaisante aux oscillations climatiques du Quaternaire, en faisant intervenir la variation des paramètres orbitaux de la Terre. Pour les glaciations plus anciennes, on invoque l'évolution de la position géographique des continents, mais le problème est encore loin d'être résolu…

Bibliographie

  • Agassiz L., Études sur les glaciers, Neuchâtel, 1840.
  • Charpentier (de) J., Sur la cause probable du transport des blocs erratiques de la Suisse, Annales des Mines, 3e série, tome 8, pp. 219-236, 1835.
  • Charpentier (de) J., Essai sur les glaciers, Lausanne, Ducloux, 1841.
  • Forel F. –A., Jean-Pierre Perraudin de Lourtier, Bulletin de la société vaudoise de sciences naturelles, 35, 132, pp. 104-113, 1899.
  • Hallam A., Great Geological Controversies, Oxford, Oxford University Press, 1988.
  • Imbrie J. et Imbrie K. P., Ice Ages : solving the mystery, Londres, Macmillan, 1979.
  • North F. J., Centenary of the Glacial Theory, Proceedings of the Geologists' Association of London, vol. 54, pp. 1-28, 1943.