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Article | 07/12/2011

Une énigme posée aux géologues par une marmotte

07/12/2011

Marianna Jagercikova

INRA - Aix en Provence ; Géochimie des sols et des eaux

Sylvain Block

Observatoire Midi-Pyrénées ; Géosciences Environnement Toulouse

Ludovic Mocochain

Université P. et M. Curie, Paris 6 ; Institut des Sciences de la Terre Paris

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Randonnée à la Grande Tête de l'Obiou  : galets cristallins en milieu calcaire, marmottes et karst.


Au cours d'une randonnée à la Grande Tête de l'Obiou (2789 m) dans la partie occidentale du massif calcaire du Dévoluy (Hautes-Alpes), nous avons constaté la présence surprenante de galets cristallins à l'affleurement vers 2350 m d'altitude (figures 1 à 3). Ces derniers ont été excavés par une marmotte lors du creusement de son terrier au cœur même de la puissante série du calcaire sénonien (Turonien-Maastrichtien : 93-65 Ma) !

La Grande Tête de l'Obiou (2789 m, massif du Dévoluy, Hautes-Alpes

Figure 1. La Grande Tête de l'Obiou (2789 m, massif du Dévoluy, Hautes-Alpes

La flèche rouge indique la position des galets cristallins provenant des terriers de la marmotte, vers 2350 m d'altitude.


Sur le chemin de la Grande Tête de l'Obiou, massif du Dévoluy, Hautes-Alpes

Figure 2. Sur le chemin de la Grande Tête de l'Obiou, massif du Dévoluy, Hautes-Alpes

Une arène granitique orangée (flèche rouge) est bien visible sur le calcaire Sénonien environnant.


Excavation sur le chemin de la Grande Tête de l'Obiou, massif du Dévoluy, Hautes-Alpes

Figure 3. Excavation sur le chemin de la Grande Tête de l'Obiou, massif du Dévoluy, Hautes-Alpes

Vues du point indiqué sur la photo précédente. L'arène orangée est à la sortie d'un terrier de marmotte.


Le matériel excavé par la marmotte est composé d'un sédiment peu consolidé, contenant des galets centimétriques à pluri-centimétriques de granite, de leucogranite, de gneiss oeillé, d'amphibolite et de micaschiste (figure 4). Signalons également la présence de galets de calcaires à nummulites et des grès grossiers qui n'existent pas à l'affleurement autour de l'Obiou, mais qui peuvent toutefois s'observer dans d'autres régions du Dévoluy, généralement plus bas en altitude. Ce remplissage prend la forme d'un conglomérat cimenté, ou est simplement pris dans une matrice composée d'une arène meuble (figure 5). Vu l'absence de sol dans la série calcaire, le choix du rongeur s'avère tout à fait compréhensible car l'arène meuble constitue un matériau privilégié pour y creuser un terrier...

Galets plus ou moins roulés dans une matrice arènique non consolidée, en route vers l'Obiou, massif du Dévoluy, Hautes-Alpes

Figure 4. Galets plus ou moins roulés dans une matrice arènique non consolidée, en route vers l'Obiou, massif du Dévoluy, Hautes-Alpes

En haut : amphibolite (hbl, pl,...). En bas à gauche : galet anguleux de leucogranite à muscovite. En bas à droite : gneiss à biotite.



Plusieurs hypothèses peuvent être formulées pour expliquer l'origine de ces dépôts.

  • Ces éléments sont récents et proviennent d'une moraine glaciaire plus ou moins remaniée, en provenance du massif cristallin voisin (le massif des Écrins) et se sont déposés sur les flancs de l'Obiou pendant le Quaternaire.
  • Il s'agit d'un remplissage des réseaux karstiques, très nombreux dans la série sénonienne (figure 6, gauche). Deux scénarios de mise en place peuvent alors être distingués.

    1. Les galets proviennent de l'érosion de conglomérats cristallins d'âge cénozoïque recouvrant le calcaire sénonien du Dévoluy. Ce dépôt correspondrait à une relique d'une formation ayant complètement disparu par érosion de la surface du Dévoluy et dont les éléments remaniés ne s'observeraient qu'à l'intérieur du karst.
    2. Il s'agit d'un dépôt karstique mis à jour par le recul du versant en érosion. Ce remplissage d'origine fluviatile proviendrait d'une rivière dont le versant amont se situerait dans le massif cristallin des Écrins et qui s'écoulerait vers l'Ouest à l'instar de l'actuel Drac (figure 6, droite). Au contact du massif calcaire, cette rivière aurait creusé un réseau souterrain et aurait charrié et déposé du matériel détritique cristallin.
  • Dernière hypothèse : la marmotte a creusé une galerie depuis le massif cristallin voisin (le massif des Écrins) jusqu'au Dévoluy, qui est tout de même séparé des Écrins par une profonde incision de la rivière Drac quelque 1600 m en contre-bas !
Des cavernes se situent à la proximité de l'affleurement (photo de gauche), le massif du Dévoluy est parcouru de nombreux paléo-réseaux karstiques

Figure 6. Des cavernes se situent à la proximité de l'affleurement (photo de gauche), le massif du Dévoluy est parcouru de nombreux paléo-réseaux karstiques

Le massif cristallin des Écrins est séparé de l'Obiou par la vallée du Drac, à 1600 m de dénivelé de l'affleurement.


Les arguments suivants nous permettent de discuter ces hypothèses.

Les galets cristallins ne portent pas de traces de stries glaciaires. Bien que non péremptoire, cet argument serait plutôt en la faveur d'une origine fluviatile des galets retrouvés sous terre.

Les informations fournies sur la carte géologique au 1/50 000 de Saint-Bonnet n'indiquent que la présence de glaciers locaux au cours des glaciations du Würm et du Riss dans le Dévoluy. Les auteurs estiment qu'une langue de glace issue de Nord de l'Obiou rejoignait la vallée du Drac au maximum glaciaire rissien. De fait, la composition pétrographique des moraines du massif ne devrait consister que des éléments locaux (calcaire, silex, grès). Par conséquent, la présence d'une moraine contenant des galets cristallins à 2350 m d'altitude semble inenvisageable, ce qui permet d'exclure cette hypothèse.

Doutant des exploits de la marmotte, nous avons considéré l'hypothèse d'une origine fluviatile des galets comme la plus probable. Afin de la vérifier, nous avons visité plusieurs grottes à proximité de l'affleurement. En effet, nous avons retrouvé un remplissage karstique cristallin de nature alluviale en place dans l'une des cavités environnantes (figure 7).


Reste à savoir quelle est la source de ces galets. Proviennent-ils d'une ancienne couverture de conglomérats cénozoïques n'existant plus sur l'Obiou ? S'agit-il d'un dépôt souterrain d'une rivière originaire du massif des Écrins ? La carte géologique et sa notice ne font pas état de conglomérats du Cénozoïque ayant pu servir de source aux galets. S'il existe des conglomérats en position haute dans la stratigraphie par rapport au calcaire de l'Obiou, ceux-ci contiennent presque exclusivement du matériel sénonien (calcaire et silex) ou du calcaire jurassique, attestant d'une origine proche des éléments détritiques. Le scénario de remplissage d'un paléo-drain karstique par des alluvions provenant d'un massif cristallin voisin nous semble donc le plus vraisemblable.

Peu d'éléments nous permettent de situer la mise en place de ces sédiments dans le temps, mais ils sont très probablement antérieurs au Quaternaire, puisqu'une importante surrection et/ou érosion ont eu lieu depuis leur dépôt. Le paysage devait être très différent de celui que l'on observe actuellement, car des vestiges d'anciens réseaux karstiques témoignent de leur proximité immédiate avec le niveau de base (le fond de vallée) de l'époque. Or les sédiments de ce « paléo-Drac » se retrouvent actuellement perchés à plus de 1600 m au-dessus du fond de la vallée actuelle. Ainsi, les éléments de réponse à cette énigme posée par la marmotte pourraient nous apprendre davantage sur la géodynamique et l'évolution morphologique du Dévoluy et des massifs alentours...


Vue Google Earth de l'Obiou

Figure 9. Vue Google Earth de l'Obiou

L'affleurement, le terrier de marmotte, est indiqué par la flèche rouge.


Carte géologique en relief du secteur étudié, vallée du Drac vue en direction du Sud-Est

Figure 10. Carte géologique en relief du secteur étudié, vallée du Drac vue en direction du Sud-Est

Le site (punaise rouge) sur les flanc de l'Obiou est sur la rive Ouest de la vallée du Drac (profonde de plus de 1500 m). Les affleurements de socle, massifs de l'Oisans et des Écrins (à gauche de la ligne rouge), sont sur la rive opposée, à l'Est du Drac.

Si les galets de socle n'ont pas été apportés là par un glacier de plus de 1500 m d'épaisseur remplissant complètement la vallée du Drac, mais par un cours d'eau, cela montre qu'à l'époque de ce cours d'eau, la morphologie était tout à fait différente de la morphologie actuelle, que ce cours d'eau pouvait aller du massif de socle jusqu'à l'Obiou, et que la vallée du Drac n'existait pas. Deux hypothèses sont envisageables. (1) Les altitudes de l'Oisan et de l'Obiou étaient voisines des altitudes actuelles mais la vallée du Drac n'était pas encore creusée. (2) Soit, ce qui semble plus probable, les altitudes de l'Oisans et de l'Obiou étaient beaucoup plus faibles qu'actuellement, à l'altitude du niveau de base du réseau hydrographique de l'époque (750 m si c'est le même qu'actuellement) ; une surrection régionale et un « enfoncement » sur place de l'ancien réseau hydrographique (enfoncement aidé par l'érosion glaciaire) aurait alors donné à la région sa morphologie actuelle.


Avec la participation de Martin Hurtaj, Jonathan Mercier, Camille Bouchez, François Lavoué, Agnès Sjöstrand.