Outils personnels
Navigation

Aller au contenu. | Aller à la navigation

Vous êtes ici : Accueil RessourcesLa dérive des continents de Wegener

Article | 26/05/2011

La dérive des continents de Wegener

24/05/2011

Vincent Deparis

Lycée Jean Monnet - Annemasse
 

Pierre Thomas

Laboratoire de Géologie de Lyon / ENS de Lyon

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Historique de l'élaboration des théories de la dérive des continents.


Cet article fait partie de la série de 4 articles écrits par Vincent Deparis et/ou Pierre Thomas et consacrés à l'histoire de la tectonique des plaques : La dérive des continents de Wegener, La découverte de la convection mantellique, Histoire de la théorie de la tectonique des plaquesetLa tectonique des plaques de 1970 à 2011.

Avertissement : les images disponibles dans ce dossier ne sont pas libres de droits. Elles proviennent du site de l'USGS, et de la bibliographie.

La dérive des continents de Wegener bouleverse la vision de la Terre : elle défend l'idée essentielle du mobilisme et explique que les continents se cassent, dérivent sur des milliers de kilomètres, et entrent en collision. Dans quelles conditions a-t-elle pu être proposée et pourquoi a-t-elle été écartée ?

Les prémices d'une tectonique globale

La Face de la Terre d'Eduard Suess

Grâce à son ouvrage magistral La Face de la Terre publié entre 1883 et 1909, Eduard Suess fait entrer les sciences de la Terre dans une ère nouvelle en développant une vision globale de la tectonique de surface. Avant Suess, il y a avait bien déjà eu l'œuvre d'Elie de Beaumont, que l'on peut qualifier de première synthèse tectonique globale mais celle-ci reposait essentiellement sur des conceptions géométriques. Suess, au contraire, s'appuie sur une grande quantité d'observations et cherche à faire ressortir les traits fondamentaux de la planète, prise dans son ensemble. Marcel Bertrand, dans la préface de la traduction française de l'ouvrage d'Eduard Suess, souligne la nouveauté de l'approche de Suess : « La méthode maîtresse de ce livre, celle du groupement et du rapprochement des faits, n'est sans doute pas spéciale à M. Suess ; c'est celle au fond que nous employons tous, quand nous comparons la région étudiée par nous avec les régions voisines. Mais ce qui est nouveau, ce qui est même inattendu, c'est qu'elle ait pu s'étendre à l'ensemble du globe ; que sans appeler à son aide aucune hypothèse de principe, aucun postulatum arbitraire, elle ait pu, d'un bout à l'autre de notre hémisphère, montrer des rapports et établir des liaisons qui, par exemple, n'étaient même pas aperçus d'un bout à l'autre de la France. M. Suess a su s'élever assez haut pour voir les traits fondamentaux de l'ensemble s'accuser au milieu de la complexité des détails » (in E. Suess, La Face de la Terre, Préface, tome I, 1883 ; traduction française, Paris, Armand Colin, 1905, p.vi).

L'étude des chaînes de montagnes permet à Suess d'affirmer l'existence de mouvements verticaux mais aussi de mouvements horizontaux importants. Dès 1875, il reconnaît que la chaîne alpine est déversé sur un « avant-pays » et il postule qu'elle a pour cause une poussée venue du Sud ou du Sud-Est et qu'elle résulte de déplacements tangentiels importants. En 1883, il complète ses propos : « Les dislocations visibles dans l'écorce terrestre sont le produit de mouvements qui résultent de la diminution du volume de notre planète. Les efforts développés par l'effet de ce phénomène tendent à se décomposer en efforts tangentiels et en efforts radiaux, et par suite en mouvements horizontaux (c'est-à-dire en poussée et en plissements) et en mouvements verticaux (c'est-à-dire en affaissements) : il y a donc lieu de diviser les dislocations en deux groupes principaux, suivant que les déplacements relatifs de portions primitivement contigües de l'écorce terrestre ont eu lieu dans un sens plus ou moins horizontal ou dans un sens plus ou moins vertical » (E. Suess, La Face de la Terre, op. cit., p.139). Le moteur des mouvements superficiels reste la contraction thermique (comme pour Elie de Beaumont) mais n'empêche pas des mouvements latéraux importants.

Contraction et Terre ridée

Figure 1. Contraction et Terre ridée

Le refroidissement de la Terre aurait entraîné une diminution de son volume, donc de sa surface. Celle-ci aurait donc été mise sous compression, ce qui aurait été à l'origine et des chaînes de montagnes, et des vastes dépressions que constituaient les océans.

D'après : Livre de Géologie de classe de 4ème, V. BOULET, 1925, modifié, dans "La Lune rétrécit-elle... ?"


Suess compare également les séries stratigraphiques et les faunes et les flores fossiles d'un continent à l'autre. Cette étude a déjà été entamée par Sclater en 1864. Celui-ci remarquait que certaines régions aujourd'hui séparées par des océans possédaient une faune fossile commune. Ces similitudes entre des manifestations anciennes de la vie sont impossibles à expliquer selon la théorie darwinienne de l'évolution si on n'admet pas l'existence de liaisons intercontinentales : l'isolement génétique aurait nécessairement abouti à des profondes divergences. La présence de lémuriens à Madagascar, en Inde et à Ceylan faisait que Sclater regroupait ces pays en un ensemble qu'il nommait Lemuria. Suess, par des comparaisons plus poussées, prolonge la réunion en imaginant que le Sud et le centre de l'Afrique, Madagascar et l'Inde formaient jadis un continent unique qu'il appelle Gondwana. Les continents actuels se sont ensuite individualisés au fur et à mesure que les parties centrales de l'ancien continent s'effondraient pour donner naissance à l'océan Indien. Les mers intérieures et les vastes océans se sont ainsi formés puis agrandis par des affaissements successifs.

En 1888, dans le second tome de son ouvrage, Eduard Suess précise sa pensée. Il remarque que les océans Atlantique et Indien coupent les structures montagneuses des continents qui les bordent à angle droit et que, par exemple pour l'Atlantique, les côtes américaines et européennes présentent une structure symétrique l'une par rapport à l'autre. Il en déduit : « Cette opposition entre les contours des bassins océaniques et la structure des terres voisines montre de la façon la plus nette que ces bassins océaniques sont des aires d'affaissement, reproduisant ainsi, sur une échelle bien autrement grandiose, les affaissements que nous avons reconnus dans l'intérieur des continents » (Suess, op. cit., tome II, p.839). Cette idée lui permet également d'expliquer les transgressions et régressions marines. Lorsque l'écorce s'effondre brutalement, la mer fait de même (régressions). Le comblement progressif des mers amène les transgressions.

Eduard Suess (1831-1914)

Figure 2. Eduard Suess (1831-1914)

Source : Mitteilungen der Geologischen Gesellschaft, Vienne, 1914


Les idées de Marcel Bertrand et d'Émile Haug

Marcel Bertrand poursuit les idées tectoniques de Suess, en définissant, en 1884, la notion fondamentale de nappe de charriage. Il explique que dans les montagnes certains terrains peuvent venir chevaucher des terrains d'âges et de natures très différentes. Ces recouvrements ou nappes de charriage ne peuvent se comprendre que par des mouvements tangentiels très importants (de l'ordre de la centaine de kilomètres) et mettent pleinement en évidence la nécessité de poussées latérales.

Coupe dans le bassin houiller franco-belge, 1876

Figure 3. Coupe dans le bassin houiller franco-belge, 1876

Un des exemples historiques (la Faille du Midi qui limite au Sud le bassin houiller franco-belge, dessinée en 1876) où les géologues ont mis en évidence des « charriages », qui nécessitaient de fortes poussées latérales.

D'après J. GOSSELET ; L.BRETON, Ann, S.G.N, 1876. Mémoire AUCHY AU BOIS


En 1887, il affirme que l'Amérique du Nord et l'Europe formaient autrefois un seul continent qui s'est effondré en son centre pour constituer l'Atlantique. L'unité des deux blocs continentaux est démontré par le prolongement des chaînes européennes (chaînes calédonienne, hercynienne et alpine) sur le continent américain.

Prolongement des chaînes européennes sur le continent nord-américain selon Marcel Bertrand

Figure 4. Prolongement des chaînes européennes sur le continent nord-américain selon Marcel Bertrand

Extrait de : La chaîne des Alpes et la formation du continent européen, Bull. Soc. Géol. Fr., 3e série, 15, 1887, p.442


Émile Haug considère de son côté, en 1900, que les chaînes de montagnes se forment uniquement le long de bandes étroites (les géosynclinaux) intercalées entre des unités continentales stables. La déformation tectonique se confine donc dans des endroits précis du globe, ce qui formera plus tard une des bases de la théorie de la tectonique des plaques. Il donne des arguments géologiques mais aussi paléontologiques qui militent en faveur de l'existence de chaque unité continentale. Il justifie l'intérêt de l'étude de la répartition des faunes fossiles pour les reconstitutions paléogéographiques : « Il est bien rationnel d'admettre que chaque unité continentale a eu sa faune propre tant qu'elle est restée isolée, que des migrations se produisent chaque fois que des communications par terre s'établissent avec une unité voisine et que la faune la mieux organisée dans la lutte pour l'existence arrive à s'implanter et à refouler la faune autochtone dans les parties plus reculées du continent. Si plus tard l'unité continentale est morcelée par un effondrement partiel, les résidus de faunes permettront de rétablir par la pensée l'ancienne connexion. On voit quels services précieux peut nous rendre l'étude des faunes terrestres dans les essais de reconstitution des continents morcelés » (É. Haug, Les géosynclinaux et les aires continentales, Bulletin de la Société géologique de France, 3e série, 28, 617-711, 1900, p.642).

Carte des aires continentales par Emile Haug

Figure 5. Carte des aires continentales par Emile Haug

Extrait de : Les géosynclinaux et les aires continentales, Bull. Soc. Géol. Fr., 3e série, 28, 1900, p.633


Ces différentes études définissent un contexte dans lequel l'hypothèse de la dérive des continents de Wegener peut s'inscrire.

La dérive des continents de Wegener

Alfred Wegener présente son idée de la dérive des continents en janvier 1912, puis il la développe progressivement jusqu'à sa mort, en 1930,au cours d'éditions successives de son livre Die Enstehung der Kontinente und Ozeane (1915, 1920, 1922, 1929), en français : La genèse des continents et des océans. Il n'est pas le premier à supposer une translation continentale : Owen (1857), Snider-Pellegrini (1858), Fisher (1882), Pickering (1907), Baker (1912) et surtout Taylor (1910) ont émis avant lui des idées mobilistes mais le titre de « père de la dérive » lui revient indiscutablement car il est le premier à étayer son hypothèse par un nombre considérable de « preuves » émanant de sources très diverses pour en faire une théorie scientifique cohérente.

Alfred Wegener (1880-1930)

Figure 6. Alfred Wegener (1880-1930)

Source : A. Wegener, Die Entstehung der Kontinente und Ozeane, Braunschweig, F. Vieweg & Sohn, 1929



L'origine de son idée des translations continentales

Dans la préface de son ouvrage, Wegener insiste sur la nécessité de développer une vision globale de la planète, incluant l'ensemble des sciences de la Terre. Cette approche généraliste, qui va l'amener à aller puiser des arguments dans de multiples disciplines, très éloignées de sa spécialité, n'est pas courante à son époque (ni forcément à la nôtre!). Elle est remarquable et constitue un des aspects les plus novateurs de sa démarche. Il écrit : « Pour dévoiler les états antérieurs du globe, toutes les sciences s'occupant des problèmes de la terre doivent être mises à contribution et ce n'est que par la réunion de tous les indices fournis par elles que l'on peut obtenir la vérité ; mais cette idée ne paraît toujours pas être suffisamment répandue parmi les chercheurs. […] Ce qui est certain, c'est qu'à une époque donnée la terre ne peut avoir eu qu'une seule face sur laquelle elle ne nous fournit pas de renseignements directs. Nous sommes devant la terre comme un juge devant un accusé refusant toute réponse, et nous avons la tâche de découvrir la vérité à l'aide de présomptions. Toutes les preuves que nous pouvons fournir présentent le caractère trompeur des présomptions. Quel accueil réserverions-nous au juge qui arriverait à sa conclusion en utilisant seulement une partie des indices à sa disposition ? Ce n'est qu'en réunissant les données de toutes les sciences qui se rapportent à l'étude du globe que nous pourrons espérer obtenir la « vérité », c'est-à-dire l'image qui systématise de la meilleure façon la totalité des faits connus et qui peut, par conséquent, prétendre être la plus probable. Et, même dans ce cas, nous devons nous attendre à ce qu'elle soit modifiée, à tout moment, par toute nouvelle découverte, quelle que soit la science qui l'ait permise »(Alfred Wegener, La genèse des continents et des océans, Préface, 1928 ; réédition, Paris, C. Bourgois, 1990, p.XIII-XIV).

Wegener explique sur quelles bases il a conçu sa théorie de la dérive des continents : « La première idée des translations continentales me vint à l'esprit dès 1910. En considérant la carte du globe, je fus subitement frappé de la concordance des côtes de l'Atlantique, mais je ne m'y arrêtai point tout d'abord, parce que j'estimai de pareilles translations invraisemblables. En automne 1911, j'eus connaissance par hasard, en lisant une collection de rapports scientifiques, de conclusions paléontologiques, inconnues jusqu'alors pour moi, admettant l'existence d'une ancienne liaison terrestre entre le Brésil et l'Afrique. Cela m'engagea à faire un examen préalable et sommaire des résultats connexes au problème des translations, tant en Géologie qu'en Paléontologie. J'obtins tout de suite des confirmations assez importantes pour commencer à être convaincu de l'exactitude systématique de la théorie » (Alfred Wegener, La genèse des continents et des océans, 1928 ; réédition, Paris, C. Bourgois, 1990, p.1).

L'idée de départ est donc la concordance des côtes de l'Atlantique mais elle serait sans doute restée lettre morte si Wegener n'avait pris conscience de l'incohérence des théories géologiques de l'époque. D'un côté, nous l'avons vu, le modèle contractionniste mis en avant par Suess, qui explique les analogies de faunes et de flores et les ressemblances géologiques entre des continents aujourd'hui séparés par des océans par l'effondrement de ponts continentaux. D'un autre côté, notamment au États-Unis, les géologues privilégient le modèle permanentiste, développé à partir de 1846 par Dana. Ils considèrent que les océans et les continents constituent des figures permanentes de la surface du globe depuis son origine et insistent sur les différences de nature entre les deux structures. Au début du XXe siècle, les études sur l'équilibre isostatique des continents montrent que ceux-ci peuvent être considérés comme des blocs légers d'un composé nommé alors sial (car composés essentiellement de silicium et d'aluminium) en équilibre sur une couche plus dense d'un composé nommé alors sima (roches composées essentiellement de silicium et de magnésium) qui affleure au niveau des océans. Ces travaux favorisent le modèle permanentiste aux dépens du modèle contractionniste. Comment en effet pourrait-on postuler que des parties continentales légères puissent s'enfoncer au niveau des fonds océaniques plus denses ? Mais chaque nouvelle preuve paléontologique ou biologique d'une liaison intercontinentale renforce les conceptions de Suess au détriments de celles de Dana. Wegener expose, fort habilement : « Mais où donc est la vérité ? La terre ne peut avoir eu, à un moment, qu'une seule face. Y avait-il à l'époque des ponts, ou bien les continents étaient-ils séparés comme de nos jours par de larges océans ? Il est impossible d'écarter la nécessité de l'existence des anciennes jonctions terrestres, si nous ne voulons pas renoncer complètement à comprendre le développement de la vie sur le globe, et il est également impossible de se dérober aux arguments contraires à l'existence des continents intermédiaires émis par les partisans de la loi de la permanence. Il n'y a évidemment qu'une issue : Les hypothèses admises comme évidentes doivent être viciées par des erreurs cachées » (Alfred Wegener, La genèse des continents et des océans, op. cit., p.16-17).

Coupe schématique de la Terre selon Alfred Wegener

Figure 8. Coupe schématique de la Terre selon Alfred Wegener

Les continents de sal (ou sial) reposent sur une couche plus dense de sima. La Terre contient un noyau de nife.

Source : Fig. 2, « Die Entstehung der Kontinente », Geologische Rundschau, 3, 1912, p. 279


C'est ici qu'interviennent les translations continentales, qui réconcilient à la fois les preuves paléontologiques et les exigences de l'isostasie : « Si nous prenons comme base la théorie des translations, nous répondons à toutes les exigences justifiées, tant à celles de la loi des anciennes liaisons continentales qu'à celles de la permanence. Nous n'avons qu'à énoncer ces lois comme il suit : Ponts continentaux ? Oui, non pas grâce à des continents intermédiaires affaissés, mais à des socles continentaux jadis contigus. Permanence ? Oui, pas de chaque continent ou océan pris individuellement, mais permanence de la surface océanique totale et de la surface continentale totales prises en bloc » (Alfred Wegener, La genèse des continents et des océans, 1928 ; réédition, Paris, C. Bourgois, 1990, p.21). Wegener réussit le tour de force de montrer que sa théorie découle naturellement des incohérences des théories précédentes, qui apparaissent flagrantes lorsqu'on réunit les différentes disciplines des sciences de la Terre. C'est un premier fruit de son approche généraliste.

Sa vision des translations continentales est grandiose. Les continents, autrefois réunis en une seule masse continentale nommée Pangée, se sont dispersés pour atteindre leur position actuelle en fendant le sima qui les entoure. Il lie l'orogenèse au déplacement des continents, ce qui lui permet de donner une explication unifiée du relief terrestre. D'une part, il affirme que les chaînes de montagnes intracontinentales (chaîne alpine ou himalayenne) naissent de la collision entre deux socles continentaux et, d'autre part, il expose (mais nous savons aujourd'hui que ce n'est pas exact) que la dérive des continents à travers le sima forme par compression des chaînes de montagne à leur « proue » (les Rocheuses ou la Cordillère des Andes) et laisse derrière eux (à leur « poupe ») des fragments à l'origine des guirlandes d'îles (Antilles, archipels japonais, Ouest-Pacifique...).

Reconstitution de la dérive des continents selon Wegener

Figure 9. Reconstitution de la dérive des continents selon Wegener

Source : fig. 4 de A. Wegener, op. cit., p.18


Multitude et diversité des indices

Wegener ne s'appuie pas seulement sur les contradictions des théories précédentes mais il cherche à conforter son idée par toute une série de faits nouveaux. En sollicitant les différentes disciplines, il réunit tout un faisceau de « présomptions », c'est le deuxième fruit de son approche généraliste. La démonstration de son idée n'est donc pas directe, ce qui est impossible à l'époque, mais résulte d'une accumulation d'indices provenant d'observations diverses. Il se fait alors l'avocat talentueux de sa thèse.

Les deux niveaux les plus fréquents de la surface de la Terre. La statistique des altitudes de la croûte terrestre met en lumière, depuis la fin du XIXe siècle, que deux niveaux sont nettement privilégiés, tandis que les autres sont beaucoup plus rares. Le premier, situé à 100 m au-dessus du niveau de la mer, correspond aux plaines et plateaux qui forment la majorité de la surface des continents ; le second, situé à 4700 m sous le niveau de la mer, correspond aux fonds abyssaux. Wegener remarque que cette constatation ne peut être expliquée par la théorie de la contraction de la Terre, due à son refroidissement. Si, comme l'expliquent habituellement les géologues, les hauteurs sont dues à des soulèvements et les profondeurs à des affaissements, à partir d'un niveau initial commun, il serait alors naturel d'admettre que les fréquences soient d'autant plus petites que l'on s'éloigne du niveau initial. La loi des fréquences devrait être celle d'une courbe de Gauss avec un seul maximum. « Nous en concluons, dit Wegener, qu'il doit y avoir eu deux niveaux initiaux de départ et nous sommes conduits, inévitablement, à admettre que les continents et les sols sous-océaniques constituent deux couches distinctes de l'écorce terrestre qui se comportent – en grossissant un peu notre image – comme des icebergs tabulaires et l'eau qui les baigne » (Wegener, op. cit., p.35-36). Ce double niveau constitue ainsi une confirmation saisissante de la théorie de l'isostasie.

Courbe des fréquences des altitudes sur Terre

Figure 10. Courbe des fréquences des altitudes sur Terre

Source : fig. 8 de A. Wegener, op. cit., p.35


La correspondance entre les formes des continents. Il ne s'agit pas uniquement de l'emboîtement géométrique des pièces d'un même puzzle car d'un continent à l'autre, ce sont également les formations géologiques qui se poursuivent de manière très satisfaisante. Wegener s'appuie, entre autre, sur les recherches géologiques d'Alexandre Du Toit (1878-1948), qui met en évidence les correspondances, aussi bien stratigraphiques que lithologiques, paléontologiques, tectoniques, volcaniques et climatologiques entre l'Afrique du Sud, d'où il est originaire et l'Amérique du Sud. Lors des ses explorations dans le continent Sud-américain, il s'étonne : « En fait, j'avais beaucoup de peine, même après un examen détaillé, de m'imaginer que j'étais dans un autre continent et non dans la partie sud du Cap » (in A. Wegener, op. cit., p.66). Il remarque que les formations géologiques ont tendance à présenter plus de ressemblance des deux côtés opposés de l'Atlantique qu'à l'intérieur même des régions des deux continents respectifs ! C'est cette complémentarité des structures intracontinentales qui justifie l'exactitude de la reconstitution géométrique. Wegener explique : « Ce qui présente une importance décisive c'est le fait qu'en partant d'un emboîtement des socles, où l'on n'a utilisé que la configuration des côtes, on soit arrivé à une si parfaite adaptation, toutes les formations d'une côte venant se raccorder aux extrémités des formations analogues de la côte opposée. C'est comme si nous cherchions à reconstituer un journal déchiré d'après les contours de ses fragments, pour vérifier ensuite si les lignes se correspondent. S'il en est ainsi, il ne nous reste pas d'autre alternative que d'admettre que les fragments étaient antérieurement réunis de la même manière. Qu'une seule ligne permette un pareil contrôle et il y aurait déjà une forte probabilité en faveur de l'exactitude de la reconstitution. Si n lignes permettent le contrôle, la probabilité de l'exactitude est la ne puissance de la précédente. Il n'est pas inutile de se rendre clairement compte de la signification de ce qui précède. Admettons que nous soyons disposés, en nous basant sur le contrôle de la première « ligne », c'est-à-dire des plissements des chaînes du Cap et des Sierras de Buenos-Aires, à parier 10 contre 1 que la théorie des translations est exacte. Alors, nous pouvons, puisque nous connaissons au moins six contrôles analogues indépendants, parier 106, c'est-à-dire un million contre un, que notre hypothèse est vraie » (in A. Wegener, op. cit., p.75).

La continuité des structures géologiques d'un continent à l'autre selon Alexandre Du Toit (1927)

Les analogies des faunes et des flores fossiles qui imposent des liaisons intercontinentales. Ces faits ne sont pas nouveaux puisqu'ils ont amené, dès la fin du XIXe siècle, à l'hypothèse des ponts continentaux. Mais ils ont encore été enrichis depuis et surtout, certains auteurs, comme Von Ubisch (1886-1965), remarquent que l'hypothèse des translations est plus satisfaisante que celle des jonctions effondrées : « Les ponts hypothétiques des anciennes théories s'étendent pour la plupart sur des régions très considérables... Certains ponts traversaient même des zones climatiques différentes. C'est pourquoi ces ponts n'auraient certainement pas pu être utilisés par tous les animaux des continents qu'ils faisaient communiquer, de même que nous ne trouvons pas aujourd'hui une faune tout à fait unique sur des continents continus, même s'ils s'étendent sur une zone à un seul climat... Il en est tout autrement grâce à la théorie de Wegener » (in A. Wegener, op. cit., p.99).

Les traces paléoclimatiques. À la fin du Carbonifère et au début du Permien, tous les continents de l'hémisphère Sud (et le Deccan), aujourd'hui très éloignés les uns des autres et occupant presque la moitié de la surface du globe, étaient recouverts par des glaces, alors qu'aucun des continents situés actuellement dans l'hémisphère Nord (à part le Deccan) n'en possédait. La figure suivante (figure 34 de Wegener) indique la position la plus convenable pour le pôle Sud et montre que certaines régions glaciaires devaient alors être situées à moins de 10° de latitude, ce qui est un non sens (l'hypothèse d'une « Terre boule de neige » n'était pas envisageable à l'époque). Les traces glaciaires ne peuvent ainsi se comprendre que si les continents du Gondwana ont été autrefois réunis. Wegener conclut : « Il s'ensuit donc que ces traces de glaciation constituent une réfutation éclatante de l'hypothèse de l'immobilité des continents. (…) On a considéré jusqu'ici l'invariabilité des positions des socles continentaux comme une vérité, admise a priori, qui n'a pas besoin d'être démontrée. En réalité, elle n'est qu'une simple hypothèse qui doit être vérifiée à l'aide d'observations, et je doute fort que l'on puisse jamais apporter, en Géologie, de justification plus rigoureuse que celle de l'inexactitude de l'hypothèse immobiliste, justification obtenue à l'aide des traces glaciaires permocarbonifère. Nous renonçons à prouver ceci par des citations. Ce que quiconque peut voir n'exige pas l'appui de l'opinion des autres, et avec celui que ne veut pas voir, il n'y a rien à faire » (Wegener, op. cit., p.128).

Les traces de la glaciation permo-carbonifère sur les continents actuels

Figure 12. Les traces de la glaciation permo-carbonifère sur les continents actuels

La croix indique la position du pôle Sud, et la courbe en trait gras celle de l'équateur, positions les plus favorables pour l'explication de la glaciation.

Source : fig. 34 de A. Wegener, op. cit., p.128


Wegener ne s'occupe pas que des traces de glaciations, mais aussi des traces de climats arides, de climats chauds et humides… Il remarque que si on regroupe les continents en mettant le pôle Sud au centre des terrains montrant des traces de glaciation au carbonifère supérieur, « alors la grande ceinture de Carbonifère productif (qui indique un climat pluvieux et chaud) qui parcourt l'Amérique du nord, l'Europe, l'Asie mineur et le Chine occupe sur notre reconstitution un grand cercle, notamment celui dont le pôle est au centre de la glaciation ; elle coïncide donc avec notre équateur ». Il fait des observations analogues sur la répartitions des gypses et des ceintures désertiques sur des petits cercles centrés sur « son » pôle.

Les traces de la glaciation permo-carbonifère sur les continents actuels

Figure 13. Les traces de la glaciation permo-carbonifère sur les continents actuels

On note que la courbe qui passe par les régions productrices de charbons carbonifères (K) correspond à un grand cercle (le paléo-équateur) situé à 90° du centre de la zone présentant des traces glaciaires (E) (le paléo-pôle Sud).

Source : fig. 35 de A. Wegener, op. cit., p.132


L'ampleur des déformations tectoniques observés dans les chaînes de montagnes, qui nécessitent des mouvements tangentiels très importants. Wegener explique : « C'est surtout la découverte, dans les Alpes, des nappes de charriage ou de recouvrement qui fit apparaître l'insuffisance de l'explication, par ailleurs déjà laborieuse, de la formation des montagnes comme effet de la contraction. Ces nouvelles conceptions concernant la formation des Alpes et d'autres chaînes de montagnes, introduites par Bertrand, Schardt, Lugeon, etc., conduisent à des transports en masse des plis sur des distances beaucoup plus grandes que celles envisagées par les théories anciennes. Heim avait conclu d'après celles-ci que les Alpes avaient dû subir une contraction de l'ordre de leur moitié, tandis qu'en prenant pour base de calcul leur constitution à l'aide de nappes, universellement admise aujourd'hui, il trouve que la contraction doit les avoir réduites à une fraction comprise entre 1/8 et 1/4 de leurs anciennes dimensions. Comme les Alpes ont une largeur d'environ 150 km, c'est une zone de l'écorce ayant une largeur de 600 à 1200 km, (5 à 10 degrés de latitude) qui se serait plissée. R. Staub, d'accord avec Argand, donne même, dans la plus récente grande synthèse de la formation des Alpes à l'aide de nappes de charriage, des estimations plus larges de la bande ayant contribué aux plissements. Il arrive (page 257) à la conclusion suivante : « L'orogenèse alpine est l'effet du déplacement vers le Nord du socle africain. Si nous nous imaginons aplanir les accidents alpins en les déroulant sur la région comprise entre la Forêt Noire et l'Afrique, nous obtiendrons – au lieu de l'écartement actuel d'environ 1800 km – une distance initiale d'environ 3000 à 3500 km. Ceci donne pour le rétrécissement de la région alpine, alpine dans le sens large, une valeur de 1500 km, et c'est d'une distance analogue que l'Afrique doit s'être déplacée par rapport à l'Europe. Nous sommes donc amenés à une véritable translation continentale, de large envergure, du socle africain. ».

La formation des montagnes par la collision de deux continents selon Émile Argand (1924). Ses visions sont prophétiques

Figure 14. La formation des montagnes par la collision de deux continents selon Émile Argand (1924). Ses visions sont prophétiques

Extrait de É. Argand, La Tectonique de l'Asie, Liège, Vaillant-Carmanne, 1924, p.349


L'évolution de la différence de longitudes entre le Groenland et l'Europe et entre l'Amérique du Nord et l'Europe. Les méthodes de datations absolues étaient embryonnaires à l'époque de Wegener, mais des dates (que l'on sait maintenant beaucoup trop jeunes) circulaient. En estimant l'âge de la séparation d'après des méthodes géologiques classiques pour les plus vieilles, et en utilisant les glaciations pour les plus jeunes, et en mesurant la distance séparant deux points initialement voisins et maintenant disjoints, une simple division donne une idée de la vitesse de séparation des différents blocs continentaux. Wegener trouve ainsi certaines vitesses de quelques dizaines de centimètres par an, par exemple entre l'Inde et l'Afrique (ce que nous savons aujourd'hui être presque du bon ordre de grandeur), à des vitesses dépassant 20 m/an, en particulier entre l'Europe et le Groenland. Les incertitudes énormes sur les âges expliquent ces chiffres énormes.

Grâce aux déterminations astronomiques répétées des coordonnées géographiques effectuées depuis le début du XIXème siècle, Wegener espère pouvoir mettre en évidence cet éloignement du Groenland et de l'Amérique du Nord relativement à l'Europe et ainsi détenir une preuve directe des translations, que les âges de séparation lui faisait estimer à plusieurs dizaines de mètres par an. Malgré la transmission de l'heure par la TSF puis l'envoi de signaux radiotélégraphiques, qui permettent des déterminations plus précises de la longitude dès le début du XXème siècle, les résultats obtenus ne sont pas concluants, même si Wegener prétend le contraire et s'en sert pour prouver la dérive. Cette mesure erronée d'une dérive annuelle plurimétrique du Groenland au XIXème et au début du XXème siècles constitue une des rares erreurs que Wegener aurait pu éviter avec les connaissances scientifiques de l'époque.

La synthèse présentée par Wegener est impressionnante. Sachant que les forces de la dérive restent mystérieuses, Wegener balaie toutes les branches des sciences de la Terre pour établir sa théorie aux points de rencontre de la géophysique, de la géologie, de la paléontologie et de la paléoclimatologie. En avocat patient, il accumule les indices en espérant ainsi persuader ses pairs.

Les forces de la dérive

La théorie de la dérive est grandiose, mais une difficulté essentielle demeure, celle de savoir comment cette mise en mouvement est possible. Le dossier du naturaliste est solide, celui du physicien l'est moins. La question des forces causales est le point faible de la théorie, sur lequel vont s'appuyer tous les contradicteurs de Wegener, oubliant tous les autres bénéfices de la théorie. Wegener le reconnaît d'ailleurs humblement. Il sait que la question des forces demeure en suspens : « On a pu constater et justifier les translations continentales par une méthode purement empirique, notamment à l'aide des données géodésiques, géophysiques, géologiques, biologiques et paléoclimatiques, sans avoir fait d'hypothèse en ce qui concerne leur cause. On a adopté ainsi la méthode inductive que les sciences naturelles sont obligées de suivre dans la grande majorité des cas. C'est de cette façon que les formules de la chute des corps et du mouvement des planètes ont d'abord été obtenues par la méthode purement empirique, à l'aide des données tirées des observations. Ce n'est que plus tard que Newton put les trouver aussi par la méthode deductive comme conséquences de la seule loi de la gravitation universelle. Les recherches naturelles suivent toujours ce cours. La théorie des translations n'a pas encore son Newton. On ne doit pas s'inquiéter de sa venue : la théorie n'est en effet qu'à ses débuts, beaucoup d'auteurs en doutent et il ne faut pas en vouloir aux théoriciens lorsqu'ils hésitent à perdre leur temps et leurs efforts pour élucider une loi sur l'exactitude de laquelle on n'est pas encore d'accord. Il est pourtant probable qu'un certain temps s'écoulera avant qu'on ait pu résoudre complètement la question des forces intervenant dans ces mouvements. Les relations entre les déplacements sont tellement embrouillées qu'il sera souvent difficile d'en démêler l'écheveau et de distinguer entre causes et effets, parce qu'il est clair que dans la question des forces tout le complexe de translations continentales, déplacements de la croûte, migrations polaires, déplacements axiaux internes et astronomiques, constitue un problème unique ».

La Terre solide

Apparemment le problème est double. La première difficulté provient de la sismologie, qui a démontré au début du XXe siècle que le globe est entièrement solide jusqu'à une profondeur de 2900 km : comment les continents pourraient-ils se déplacer au sein d'un milieu solide ? La deuxième difficulté concerne les forces existantes : quelles sont les forces qui déplacent les continents ? Mais en réalité, la première difficulté serait résolue si l'on disposait de forces suffisamment puissantes. Wegener explique : « Il n'est par rare qu'on élève contre la théorie des translations l'objection suivante : La terre est aussi rigide que l'acier, donc les continents ne peuvent pas se déplacer. En fait, par des procédés sismologiques et par l'observation des oscillations des pôles et des marées terrestres, on est arrivé à la même valeur moyenne pour le module d'élasticité de structure ou rigidité de la terre qui serait de 2.1012 g/cm.sec2[1 g.cm-1.s-2 = 0,1 Pa] ou, si l'on veut distinguer dans le globe une enveloppe rocheuse de 1.200 km de profondeur et un noyau minéral et métallique, les coefficients respectifs seraient 7.1011 et 3.1012. Comme la valeur du même coefficient est de 8.1011 pour l'acier à froid, on peut vraiment dire que la terre a la rigidité de l'acier. Mais, que peut-on en déduire ? En ce qui concerne notre théorie, rien, parce que la vitesse avec laquelle se meut un continent sous l'action d'une force donnée ne dépend pas en somme de la rigidité du sima, mais d'une autre constante, indépendante de celle-ci, notamment du « frottement intérieur », c'est à dire de la « viscosité », ou de son inverse la « fluidité ». La viscosité s'exprime en poises et a la dimension g/cm.sec et, malheureusement, on ne peut pas passer avec exactitude de la valeur de la rigidité à celle de la viscosité, chacune de ces valeurs devant être obtenue indépendamment. D'ailleurs, la mesure de la viscosité des corps dits solides est extrêmement difficile. Même dans le laboratoire, où l'on emploie la méthode des vibrations élastiques amorties, ou la mesure de la vitesse de déformation à la flexion ou à la torsion, ou encore la méthode de l'évaluation du temps de relaxation, on n'a pu obtenir des valeurs de la viscosité que pour très peu de substances. Quant à la valeur du coefficient de viscosité de la terre, on n'a presqu'aucun espoir de l'avoir. Plusieurs auteurs ont bien essayé récemment d'évaluer ce coefficient de viscosité soit pour toute la terre, soit pour certaines couches seulement. Mais, les résultats sont tellement divergents, qu'ils ne font que confirmer notre ignorance totale au sujet de sa valeur. Tout ce que l'on peut affirmer avec certitude, c'est que la terre se comporte par rapport aux forces périodiques de courte période, comme les ondes sismiques par exemple, comme un corps solide, élastique; dans ce cas la fluidité n'intervient pas. Par contre, par rapport à des forces de longue durée, s'exerçant indéfiniment, le long des périodes géologiques, la Terre se comporte comme un fluide, comme il résulte, par exemple, de son aplatissement qui correspond exactement à la durée de sa rotation. Mais, si l'on voulait savoir à partir de quelle limite des durées les déformations deviennent fluides après avoir été élastiques, il faudrait justement connaître le coefficient de viscosité ». »(Wegener, op. cit., p.52-53).

La démonstration est claire et montre une parfaite compréhension du comportement rhéologique de la Terre, qui dépend des échelles de temps impliquées. Soumise à des sollicitations brèves, comme les tremblements de terre ou les marées, la Terre se comporte comme un corps élastique solide. Mais soumise à des efforts prolongés (aplatissement terrestre, réajustements isostatiques), la Terre se déforme, s'écoule et s'adapte comme un fluide visqueux (les glaciers sont une parfaite illustration de ce double comportement : bien que solides, ils peuvent s'écouler le long des pentes à l'échelle de l'année ou de la dizaine d'années). Il n'y a pas d'incompatibilité entre les comportements élastique et visqueux car les deux comportements surviennent pour des constantes de temps différentes et font appel à des propriétés distinctes du matériau : compressibilité et rigidité pour les déformations élastiques et viscosité pour les déformations visqueuses. Si l'on suppose que la Terre se comporte comme un corps visco-élastique (voir encart : comme se déforme la Terre ?), alors, bien que possédant une grande rigidité, elle peut se déformer d'une manière permanente sous l'influence de forces très petites si celles-ci sont maintenues pendant un temps suffisamment long. La Terre solide ne s'oppose donc pas à l'hypothèse d'une dérive continentale. La situation n'est cependant pas tout à fait aussi simple : dans la suite de notre texte, nous verrons que les savants discuteront de la pertinence de la modélisation visco-élastique de la Terre et s'interrogeront en particulier sur l'existence d'un seuil de plasticité pour les couches internes du globe (le seuil de plasticité est la valeur que les contraintes appliquées doivent dépasser pour qu'une déformation permanente puisse survenir dans les matériaux plastiques).

Wegener justifie également l'hypothèse des translations continentales en s'appuyant sur la reconnaissance des mouvements isostatiques, qui nécessitent l'existence de mouvements d'écoulement dans la base sous-jacente. Il affirme : « De toute façon, l'isostasie se base sur l'idée que le support de la croûte est à un certain degré fluide ou presque liquide. S'il en est ainsi, c'est-à-dire si les socles continentaux flottent réellement dans un fluide, fût-il même très visqueux, il n'y a aucun motif d'admettre qu'ils ne puissent se mouvoir verticalement, les mouvements horizontaux étant exclus » (Wegener, op. cit., p.43).

Encart : Comment se déforme la Terre ?

La rhéologie est la science qui étudie la déformation et l'écoulement des corps sous l'effet d'une sollicitation extérieure. Le comportement rhéologique d'un corps en général et de la Terre en particulier est très complexe et n'a pas, à l'époque de Wegener ni encore aujourd'hui, de solution parfaite. On se ramène généralement à des modèles rhéologiques simples, qui caractérisent des typologies différentes de comportement.

  • Fluide visqueux (ou fluide de Newton). Un fluide visqueux s'écoule en s'adaptant progressivement et régulièrement aux sollicitations extérieures. Sa déformation est irréversible et croît avec le temps tant que la force extérieure subsiste. La viscosité traduit la résistance à l'écoulement et dépend du frottement interne du fluide (le miel est plus visqueux que l'eau). Elle ne limite pas l'ampleur de la déformation mais en détermine la vitesse. Plus un fluide est visqueux, plus sa vitesse de déformation sera lente.
  • Corps élastique (ou corps de Hooke). Un corps élastique, tel un ressort, se déforme instantanément d'une certaine ampleur lorsqu'il est soumis à une sollicitation extérieure. La valeur de la déformation ne dépend que de l'amplitude de la force extérieure et des propriétés du matériau (compressibilité et rigidité). La déformation élastique est réversible : elle disparaît entièrement lorsque la force est supprimée.
  • Corps rigide-plastique. Un corps rigide-plastique ne subit une déformation qu'à partir du moment où la sollicitation extérieure dépasse un certain seuil (seuil de plasticité). La déformation est alors irréversible et provient d'un réarrangement dans la disposition des constituants du matériau.

Ces différents modèles rhéologiques simples peuvent être combinés pour obtenir des modélisations plus complexes du comportement des matériaux terrestres. Selon le phénomène étudié, on privilégiera l'une ou l'autre des combinaisons possibles, en cherchant la plus adéquate possible (mais sans oublier qu'il s'agit toujours de modélisations). Ainsi, pour comprendre le comportement mécanique de la croûte et du manteau, on peut associer des rhéologies élastique et plastique (voir : Réalisation et lecture d'un profil rhéologique). Pour aborder l'influence du temps, on peut combiner des rhéologies élastique et visqueuse ; on parle alors de modèle visco-élastique (le seuil de plasticité est nul), accessible à un traitement mathématique : lorsqu'une contrainte est appliquée, la Terre subit une déformation élastique instantanée puis une déformation visqueuse qui est fonction du temps et qui peut rapidement dépasser la première. De nombreuses autres combinaisons sont possibles.

Les forces agissantes

Malgré la solidité de la Terre, prouvée par la sismologie, l'hypothèse de la dérive serait donc envisageable grâce au comportement visqueux de la Terre mais encore faut-il disposer de forces capables de provoquer des déplacements latéraux. Wegener envisage plusieurs forces susceptibles de jouer un rôle moteur, mais seule la première a fait l'objet d'études sérieuses.

La force d'Eötvös, qui est une conséquence de la théorie de l'isostasie sur une Terre aplatie, pousse les continents vers l'équateur. L'analyse mathématique montre que, sur une Terre ellipsoïdale, la direction de la pesanteur n'est pas parfaitement confondue avec la normale à l'ellipsoïde mais qu'elle s'écarte vers l'axe de rotation à l'intérieur de l'ellipsoïde et du côté opposé à l'extérieur. De plus, le centre de gravité du continent se trouve légèrement plus haut que le centre d'action de la poussée d'Archimède qui est le centre de gravité du matériau déplacé. Le poids du continent et la force d'Archimède agissent tous les deux suivant la tangente à la direction de la pesanteur mais, en raison de la courbure mentionnée et de la différence de hauteur de leur centre d'application, les deux forces ne s'annulent pas entièrement et donnent naissance à une force résultante dirigée vers l'équateur. Les calculs d'Eötvös sont précisés par de nombreux auteurs. Ils arrivent tous au résultat que l'amplitude de la force répulsive des pôles est faible, environ trois millionièmes de celle de la pesanteur. Cette force est insignifiante, mais parce qu'elle agit constamment dans la même direction et avec la même intensité, Wegener affirme qu'elle peut produire des déplacements importants. Il conclut : « De ce qui précède, il résulte que la poussée vers l'équateur est suffisante pour produire les déplacements des continents par rapport au sima sous-jacent, mais elle n'est pas assez intense pour provoquer les grandes chaînes de plis que nous voyons surgir justement en liaison avec la dérive des continents vers l'équateur. (…) Il est surprenant de constater que certains géophysiciens considèrent cet échec comme une objection à la théorie des translations, ce qui n'est pas logique. L'existence des montagnes plissées ne peut pas être mise en doute. Si pour se produire elles ont exigé une force autrement plus importante que la poussée vers l'équateur, il résulte, du fait même de leur existence, qu'à certaines époques de l'histoire du globe — et au moins temporairement — des forces translatrices sont apparues qui étaient de beaucoup supérieures à la poussée vers l'équateur. Cette dernière force étant déjà susceptible de provoquer des dérives continentales, les forces inconnues — capables de créer des montagnes — doivent à fortiori avoir eu comme effet des déplacements continentaux ! » (Wegener, op. cit., p.168).

La force d'Eötvös

Figure 15. La force d'Eötvös

La force d'Eötvös provient de ce que le centre de gravité G du continent est distinct du centre d'action P de la force d'Archimède et qu'à l'intérieur d'une Terre ellipsoïdale, la direction de la pesanteur s'écarte de la normale à la surface : le poids g du continent et la poussée d'Archimède a (inverse du poids j du matériau déplacé) donnent naissance à une résultante e dirigée vers l'équateur.


Les forces de marée exercées par la Lune et le Soleil, qui n'agissent pas seulement sur les océans mais également sur la Terre solide et provoquent des marées terrestres (de 30 à 40 cm d'amplitude), observées depuis la fin du XIXe siècle. Elles sont également responsables du mouvement de précession, qui est un mouvement lent de l'axe de rotation dans l'espace. Certains auteurs affirment que ces forces, en agissant différemment sur la croûte et les profondeurs de la Terre, pourraient induire une dérive vers l'Ouest des continents. Cette action est cependant très peu probable, du fait des couplages qui existent entre les différentes couches de l'intérieur de la Terre, par frottement, pression et gravitation.

Les courants de matière dans le sima. Wegener remarque, en s'appuyant sur l'analyse de Schweydar, que les mesures de l'intensité de la pesanteur montrent que des parties considérables de la Terre s'écartent de l'état hydrostatique (le géoïde présente de larges anomalies par rapport à la figure ellipsoïdale de référence). Il interprète ces anomalies du géoïde par l'existence d'anomalies de masse et affirme : « Schweydar est d'avis que les écarts que présente la figure de la terre, par rapport à celle d'un ellipsoïde de révolution, tels qu'ils résultent des mesures de l'intensité de la pesanteur, peuvent donner lieu à des mouvements fluides dans le sima et par ce moyen à des translations continentales. (…) Un pareil état [dû aux anomalies de masse] ne peut pas subsister à la longue : le sima aura tendance à diffluer pour rétablir l'état d'équilibre de l'ellipsoïde de révolution. Étant donné la faible différence de densité, un courant peut à peine se produire; mais il est possible que la forme elliptique de l'équateur et les anomalies de densité du sima, de même que le courant qui en résulte aient été plus marqués jadis » (Wegener, op. cit., p.169-170).

Les courants de convection (voir les articles La découverte de la convection mantellique et La convection mantellique, moteur de la tectonique des plaques, si souvent évoquée, si souvent mal comprise). Wegener expose : « Plusieurs auteurs, comme Schwinner et surtout Kirsch, ont utilisé récemment dans leurs études la notion de courants de convection dans le sima. Ce dernier auteur part de l'idée émise par Joly que sous les socles continentaux, grâce à la teneur plus grande en radium de ceux-ci, le sima se réchauffe, tandis que dans les domaines océaniques il se refroidit. Une circulation de sima sous la croûte en résulte : le sima monte sous les continents jusqu'à leur limite inférieure, puis difflue sous eux vers les régions océaniques, pour descendre, une fois arrivé là, à une grande profondeur d'où, enfin, le cycle recommence. Pendant cette circulation le frottement du sima avec le bloc continental a tendance à rompre celui-ci et à en faire dériver les tronçons disjoints. Nous avons déjà mentionné le fait que la plupart des auteurs considèrent jusqu'à présent comme invraisemblable une fluidité de l'ordre de grandeur de celle exigée par ces mouvements. Pourtant, on ne peut pas contester le fait que, si l'on considère la face de la terre, la fracture de la Gondwanie et le morcellement de l'ancien bloc continental nord-américano-euro-asiatique peuvent être conçus comme un effet d'une pareille circulation. Cette conception permet aussi une bonne explication de l'ouverture de l'Océan Atlantique. Elle ne saurait donc être rejetée à cause de son incompatibilité avec les phénomènes constatés à la surface de la terre. Si la base théorique de cette conception se montre fertile, ce qu'on ne constate pas encore, les courants qu'elle permet de considérer pourront entrer en ligne de compte dans la formation de la surface du globe » (Wegener, op. cit., p.171-172).

L'analyse de Wegener est fine. Les forces agissantes connues (la force d'Eötvös, les forces hypothétiques de marées et de précession) sont faibles, trop faibles. Mais d'autres pistes sont évoquées. L'idée des anomalies de masse révélées par les anomalies du géoïde et celle des courants de convection sont prometteuses et contiennent, en germe, une explication possible (étonnamment, Wegener ne fait d'ailleurs pas le lien entre les deux). Mais elles sont encore balbutiantes et il faudra attendre de nombreuses années avant qu'elles puissent recevoir l'assentiment de la communauté des chercheurs. Wegener conclut : « Ce qui précède montre au lecteur que l'étude de la question des forces comme cause des déplacements continentaux, passés et présents, est, sauf en ce qui concerne la poussée vers l'équateur, à ses tous premiers commencements. Une chose est pourtant certaine : ce sont les mêmes forces qui produisent les grandes chaînes plissées et les déplacements des continents. Les translations continentales, la disjonction et la poussée en masse, les tremblements de terre, le volcanisme, les alternances de transgressions et les migrations polaires forment, sans doute, un seul complexe grandiose, comme nous le voyons déjà au fait qu'ils ont les mêmes époques de paroxysme dans l'histoire du globe. Mais, en ce qui concerne la discrimination entre causes et effets, on ne peut pas encore se prononcer » (Wegener, op. cit., p.172).

Les réactions à la théorie de Wegener

Ce n'est qu'à partir de 1922 que les géologues, en particulier anglais et américains, commencent à débattre sérieusement de l'hypothèse de la dérive. Passée la réserve du début, les thèses de Wegener provoquent des discussions et des polémiques de plus en plus vives. Quatre débats sont successivement organisés, respectivement à Hull (septembre 1922) par la British Association for the Advancement of Science, à Londres (janvier 1923) par la Royal Geographical Society, à Paris (avril 1923) par la société géologique de France et surtout à New York (novembre 1926) par l'American Association of Petroleum Geologists (les actes du congrès sont publiés en 1928). La théorie de la dérive divise fortement la communauté scientifique, provoquant des réactions extrêmes, de louange chez les uns et d'hostilité chez les autres. Les partisans de Wegener le suivent pour la fécondité de sa théorie et avancent que les translations continentales permettent d'expliquer un grand nombre de faits, qui seraient autrement incompréhensibles. Retenons simplement le commentaire d'Argand qui replace Wegener dans la lignée des grands tectoniciens : « Le mobilisme originaire, malgré les quelques destructions, somme toute limitée, qu'il apporte, n'est donc ni la révolution violente, ni la catastrophe intellectuelle que d'aucuns semblent redouter. Il est éminemment positif et constructeur. Il est bâti, plus peut-être qu'il ne s'en est douté, sur l'ancienne assisse. Nous ne saurons jamais comment les grands fondateurs, un Elie de Beaumont, un Lyell, un James Hall, un Suess, un Marcel Bertrand, ces âmes naturellement tectoniciennes que nous ne pouvons évoquer sans un sentiment de vivre gratitude envers le passé , l'eussent accueilli. Mais nous savons que Marcel Bertrand, en ses audaces dernières, l'a côtoyé et peut être deviné. Ils l'eussent, bien certainement, sondé à toutes les profondeurs, en dégageant son point d'attache avec la tectonique qu'ils créaient ».(Émile Argand, La tectonique de l'Asie, Liège, Vaillant-Carmanne, 1924, p.325).

Le rejet des arguments qualitatifs de Wegener

Malgré bien des soutiens, les thèses de Wegener sont perçues par la plupart comme un bouleversement radical des conceptions géologiques classiques et rencontrent une opposition de plus en plus virulente. Les hostilités sont ouvertes en 1922 par Lake qui critique fortement la démarche scientifique de Wegener et met en doute le sérieux de son argumentation : « Wegener lui-même n'aide pas son lecteur à se faire un jugement impartial. Même si son attitude a pu être originale, dans son livre, il ne cherche pas la vérité, il défend une cause, et il ferme les yeux devant chaque fait et chaque argument qui la contredit » (U. Marxin, Continental drift : Evolution of a concept, Washington, Smithsonian Institution Press, 1973, p.83).

Des opinions de plus en plus négatives sont ensuite émises. Le symposium de New York de 1926 met bien en évidence les forces en présence. À part Joly qui reste neutre, Taylor et le président du symposium van Waterschoot van der Gracht, tous les autres intervenants, spécialistes de toutes disciplines confondues, émettent des avis franchement négatifs. Les contradicteurs de la dérive critiquent fermement les arguments géologiques, paléontologiques et paléoclimatiques. Tous les indices de Wegener et de ses partisans sont vus là comme sans réalité et sans consistances ! Ainsi il est soutenu que les ajustements de forme entre les continents sont imprécis et sans doute accidentels. Pour le prouver, certains n'hésitent pas à proposer d'autres assemblages géométriques qui, selon eux, sont tout aussi valables que ceux donnés par Wegener. Les continuités des structures géologiques entre les continents réunis sont également remises en cause. Des exemples sont avancés où celles-ci ne sont pas vérifiées, ou sont manquantes ou même contradictoires. Les ressemblances géologiques ne sont donc pas aussi frappantes que Wegener le soutient. De même, si les similitudes entres les faunes et les flores des continents disjoints ne sont bien sûr pas niées, on remarque qu'elles sont loin d'aller jusqu'à l'identité comme cela devrait être le cas si les continents avaient réellement été accolés. Les passerelles continentales continuent ainsi à être préférées ! On prétend également qu'il est bien téméraire de vouloir prouver l'existence d'un ancien continent unique en cherchant à raccorder les moraines glaciaires, et, puisque les conditions météorologiques sont très sensibles, qu'il est préférable de chercher la cause de la glaciation permo-carbonifère dans des variations climatiques plutôt que dans le mouvement des continents. On considère encore que les mesures géodésiques sur l'éloignement du Groenland sont plus qu'incertaines et qu'elles ne peuvent pas constituer une preuve des translations. Chaque argument de Wegener est ainsi systématiquement retourné.

On lui reproche également de ne pas donner une théorie générale de la Terre mais uniquement une description d'un épisode commencé très récemment. Que s'est-il passé tout au long des cycles successifs d'orogenèse et de repos qui ont laissé leurs marques dans les structures continentales ? Wegener n'en dit rien.

Le rejet des forces invoquées

Les contradicteurs de la dérive trouvent leurs objections les plus fortes dans le mécanisme invoqué pour rendre compte des mouvements. En effet, si les mouvements isostatiques ont été avancés pour justifier la possibilité des mouvements au sein de la Terre solide, ce sont des forces un million de fois plus faibles qui agissent dans le cas des mouvements latéraux. Des forces si faibles peuvent-elles avoir une influence notable sur la position des continents ? Le problème est parfaitement posé par Lambert en 1921 : « Évidemment tout cela est pure spéculation : l'hypothèse fondamentale est celle de socles continentaux supportés par un magma qui serait un liquide visqueux, mais visqueux dans le sens de la théorie classique de la viscosité [viscosité des fluides]. D'après cette théorie, un liquide, quelle que soit sa viscosité, cédera à une force si petite soit-elle, pourvu que le temps de l'action de celle-ci soit suffisamment long. Les propriétés particulières du champ gravitationnel de la terre font que les forces qui en dérivent sont très petites, comme nous l'avons vu, et les géologues nous permettront sans doute d'admettre qu'elles agissent durant un grand nombre de siècles. Mais la viscosité du liquide peut être d'une nature tout autre que celle que postule la théorie classique et il se peut que les forces agissantes doivent dépasser une certaine limite [égale au seuil de plasticité] avant d'avoir un effet sur le liquide, quelle que soit la durée de leur action. La question de la viscosité est très complexe, parce que la théorie classique ne donne pas l'explication adéquate de certains faits observés et nos connaissances actuelles ne nous permettent pas d'être très dogmatique. La poussée vers l'équateur existe, mais la question de savoir si elle a eu une influence appréciable sur la position et la configuration de nos continents, durant les temps géologiques, est à résoudre par les géologues » (Wegener, op. cit., p.164-165).

Toute la difficulté réside dans la compréhension du comportement rhéologique de la Terre. La modélisation visco-élastique de la Terre a-t-elle un sens ? Les couches externes du globe possèdent-elles oui ou non un seuil de plasticité ? Est-il possible qu'elles se laissent déformer par des forces extrêmement faibles mais agissant pendant de très longues durées, ou faut-il qu'une certaine valeur soit dépassée ? Le problème n'a à l'époque pas de solution mais les études menées dans les années 1920, en particulier par Harold Jeffreys (1891-1989), chef de file des négateurs absolus de la dérive, arrivent à la conclusion que l'intensité des forces supposées est bien trop faible, la résistance du sima bien trop forte pour permettre un déplacement appréciable des continents. Et surtout – il s'agit cette fois d'une certitude, jetant un doute très sérieux sur les théories de la dérive – les forces invoquées sont incapables d'expliquer la formation des montagnes, que Wegener a lié aux translations continentales. Jeffreys argumente : « Une autre hypothèse impossible est fondée sur la conception que la Terre est dénuée de toute résistance à la déformation [seuil de plasticité nul]. Cette hypothèse affirme qu'une petite force peut non seulement provoquer des mouvements indéfiniment grands, à condition qu'elle dispose d'une durée suffisante, mais encore qu'elle peut surmonter une force plusieurs fois plus importante et agissant dans le sens inverse pendant la même durée. Par exemple, selon la théorie de Wegener, une force minuscule n'aurait pas seulement déplacé l'Amérique par-delà l'Atlantique actuel, mais encore la résistance opposé à ce mouvement par le fond du Pacifique aurait provoqué l'élévation des montagnes Rocheuses. […] Pour que cette formation de montagnes se réalise toutefois, il faut un apport d'énergie pour élever les roches concernées ; la contrainte disponible doit surmonter la gravitation et doit donc dépasser la pression exercée par le poids de la montagne. Le frottement des marées et les différences entre les valeurs de la gravitation dans les parties supérieures et inférieures des continents sont généralement les forces invoquées par des théories de ce type ; elles sont capables de produire des contraintes de l'ordre de 10-5 dynes/cm2 [10-6 Pa], alors que pour élever les Rocheuses il faudrait environ 109 dynes/cm2 [108 Pa]. La supposition selon laquelle la Terre pourrait être déformée indéfiniment par de petites forces à la seule condition que celles-ci agissent longtemps, est donc une supposition très dangereuse, qui peut conduire à des erreurs graves » (Harold Jeffreys, The Earth, 1924, Cambridge, University Press, p.261).

Harold Jeffreys (1891-1989)

Figure 16. Harold Jeffreys (1891-1989)


Jeffreys clame donc que les forces de la dérive ne peuvent en aucun cas être suffisantes pour expliquer l'orogenèse. En 1926, puis en 1929, il ajoute que le maintien du relief des continents et des fonds océaniques montre que la lithosphère possède un seuil de plasticité important et donc qu'il est évident que les forces supposées sont inadaptées pour provoquer une quelconque distorsion de la croûte. Le rejet de la dérive peur être total et catégorique : « Il n'y a par conséquent pas la moindre raison de croire que des déplacements en bloc de continents à travers la lithosphère soient possibles. (…) Une dérive séculaire des continents, telle qu'elle a pu être soutenue par A. Wegener et autres, est hors de questions » (H. Jeffreys, The Earth, 2e édition, 1929, p.304-305).

Les contradicteurs de la dérive relèvent en outre une incohérence entre la possibilité de la dérive à travers le sima et la formation des montagnes en bordures des continents par la compression due à leur mouvement (formation des Rocheuses et des Cordillères). De deux choses l'une : soit la couche du fond des océans est moins résistante que les continents et ces derniers peuvent dériver à travers elle, mais alors on ne comprend pas pourquoi ils sont déformés par le mouvement (un bateau qui se déplace dans l'eau n'est pas comprimé) ; soit elle est plus résistante : on peut donner une explication à la formation des montagnes mais on ne comprend plus comment les continents peuvent fendre le sima. Une image utilisée par Willis, un des partisans du symposium de New York, est qu'on ne coupe pas de l'acier avec des ciseaux de plomb !

En 1931, Jeffreys émet aussi un avis négatif sur l'hypothèse des courants de convection, considérablement développée par Arthur Holmes, dans un article de 1928. Il lui reproche de ne pouvoir être ni appuyée ni contredite : « J'ai examiné assez longuement la théorie du professeur Holmes sur les courants de convection, et je n'ai trouvé aucun test qui pourrait l'appuyer ou la contredire. Autant que je peux voir, elle ne contient rien de fondamentalement impossible, mais l'association de conditions devant être réunies pour qu'elle puisse fonctionner appartient plutôt au domaine de l'extraordinaire » (Harold Jeffreys, in H. Frankel, Arthur Holmes and continental drift, The British Journal for the History of Science, 11, 38, 130-149, 1978, p.146).

Bilan en 1930

En 1930, l'année de la mort de Wegener, en dépit de ses efforts et malgré le soutien de quelques personnalités éminentes (Argand, Staub) qui l'appuient ou proposent des conceptions voisines (Daly, Gutenberg), la théorie de la dérive est écartée par la majorité de la communauté scientifique. Les géologues et les géophysiciens n'ont pas su, ou pas voulu, comprendre la clairvoyance de Wegener. Pierre Termier écrit en 1924 : « C'est un beau rêve, le rêve d'un grand poète. Mais essaye-t-on de l'étreindre, on s'aperçoit n'avoir dans les bras que de la vapeur, de la fumée. Elle attire, elle intéresse, elle amuse l'esprit, mais la solidité lui manque » (Pierre Termier, La Dérive des continents, Monaco, 1924).

Comment expliquer ce refus ? Dans le rejet des arguments géologiques, paléontologiques et paléonclimatiques, il est difficile de faire la part de la mauvaise foi scientifique (puisque nous savons aujourd'hui que ces arguments étaient pour la plupart fondés) et des doutes légitimes dans la compréhension des traits caractéristiques de la surface du globe. Certes, les correspondances géologiques de part et d'autre des ouvertures étaient forcément approximatives en ce début de XXème siecle, et tel spécialiste de l'Ouest africain pouvait aisément contredire Wegener sur tel ou tel point de détail. Idem pour les similitudes des faunes, la localisation de tels affleurements… Mais des faits indiscutables et indiscutés même au début du XXème siècle demeurent, et leur non-discussion à l'époque reste un mystère. La présence de charbons carbonifère au Spitzberg (îles norvégiennes situées dans l'océan glacial arctique) était incontestable puisqu'on avait commencé à les exploiter à la fin du XIXème siècle, tout comme étaient indiscutables les traces de glaciation de la même époque (Carbonifère) en Namibie, pays situé en Afrique, au niveau du tropique du Capricorne. Comment les objecteurs de Wegener expliquaient-ils ces glaciers africains contemporains de forêts équatoriales au Spitzberg ?

Les objections au mécanisme causal sont quant à elles plus légitimes tant la compréhension du comportement rhéologique de la Terre est délicate. Et il devait être sans doute trop tentant de s'abriter derrière cette insuffisance manifeste : puisqu'aucune force évidente n'existe pour déplacer les continents, les continents n'ont pas pu dériver et la théorie de Wegener n'a plus lieu d'être considérée ! Les objections au mécanisme sont encore plus évidentes lorsque l'on cherche à expliquer les orogenèses qui se sont succédées au cours de l'histoire de la Terre : les forces évoquées pour mettre en branle les continents vers le Sud comme la force d'Eötvös ou vers l'Ouest comme les marées sont déjà insuffisantes, alors comment trouver des forces dont les directions varient au cours du temps ? Mais l'absence d'un mécanisme plausible n'explique certainement pas tout. Car l'hypothèse des courants de convection, présentée par Holmes en 1928, n'est pas suivie ni même débattue et la thèse de la dérive n'est pas reconsidérée.

Plus que tout, c'est sans doute la vision de la Terre proposée par Wegener qui ne peut pas être acceptée. L'idée d'une dérive continentale sur des milliers de kilomètres amène un renouveau dans l'interprétation des faits trop brusque pour pouvoir être reconnue, et ce malgré sa très grande fécondité. Elle constitue une révolution dans les conceptions géologiques et heurte fortement la plupart des esprits. Lake, un des farouches opposants à Wegener, concède en 1923 : « Un continent en mouvement est aussi étrange pour nous que l'était une Terre en mouvement pour nos ancêtres, et nous pouvons être aussi fourvoyés qu'eux » (Lake, Wegener's Hypothesis of the Continental Drift, Geographical Journal, 61, 179-194, 1923). Chamberlin reconnaît lui aussi : « Si nous croyons l'hypothèse de Wegener, nous devons oublier tout ce que nous avons appris dans les soixante-dix dernières années et retourner sur les bancs de l'école » (R. T. Chamberlin, Some of the objection to Wegener's Theory, in W. A. van Waterschoot van Der Gracht, Theory of continental drift : a symposium, Tulsa, American Asociation of the Petroleum Geologists, 1928, p.87).

Finalement, ce sont sans doute les réticences à abandonner les anciennes connaissances et à changer radicalement de cadre interprétatif qui n'ont pas permis de suivre les visions de Wegener dans les domaines géologiques, climatiques et paléontologiques. Il était trop tôt pour que le mobilisme à une échelle globale puisse être reconnu. Sa synthèse était décidément trop précoce, les connaissances sur le globe encore trop partielles.

La théorie de Wegener après 1930

Après 1930, la théorie des translations acquiert un statut particulier. Rejetée par la majorité, elle ne disparaît pas pour autant des spéculations géologiques. Elle continue d'être exposée dans les ouvrages scientifiques, soit comme une hypothèse plausible, soit comme une hypothèse entièrement irréaliste. À l'opposé des années 1920 où les débats furent nombreux et parfois houleux, les années 1930-1950 sont caractérisées par une absence assez nette de confrontation. Que ce soit chez les partisans comme chez les négateurs, personne n'est vraiment enclin à rouvrir les discussions, à chercher à convertir l'autre à son point de vue, à contrer ses arguments. Chacun exprime son opinion, souvent avec un grand enthousiasme chez les pro-Wegener et une grande virulence chez les anti-Wegener, mais le débat ne revient jamais véritablement sur le devant de la scène. Personne n'arrive à emporter la conviction générale. Il faut dire qu'un certain nombre de géologues et de géophysiciens ne sont que très peu préoccupés par cette théorie. Elle ne leur apparaît d'aucune utilité dans leurs investigations personnelles, que ce soit par exemple pour l'étude de la structure géologiques de régions continentales précises ou pour la détermination d'un modèle de Terre en densité et en rigidité. Chaque spécialiste semble plus concerné par l'approfondissement de son domaine d'étude que par le développement d'une vue générale de la Terre, et peut sans difficulté aucune se passer d'une théorie sur les translations continentales.

Malgré tout, certains s'évertuent à défendre la théorie de la dérive et à en montrer la pertinence. Parmi les plus fervents partisans, on peut citer Holmes qui, comme nous l'avons déjà dit, développe avec une grande clairvoyance l'idée selon laquelle le moteur des dérives peut être la convection thermique. Du Toit cherche également à renforcer les arguments géologiques et paléontologiques de Wegener. Il existe encore d'autres partisans ; nous donnons ici un échantillon de citations d'auteurs français mettant en évidence que, pendant les années 1930-1950, les idées de Wegener sont loin d'être tombées dans l'oubli. Denizot écrit en 1933 : « Il ne manque donc pas de preuve, ou du moins d'arguments de première valeur, qui autorisent l'évolution de la surface terrestre conçue par Wegener, et lui confèrent la valeur d'une hypothèse fructueuse. […] Nous sommes donc en présence d'une hypothèse grandiose, étayée par des arguments très sérieux dont elle nous donne une explication cohérente. Elle ne va pas sans difficulté et demande en tout cas à être serrée de très près, sans idée préconçue dans un sens ni dans l'autre. Mais on peut concevoir que les objections seront réduites par quelque aménagement de la théorie » (G. Denizot, in P. Dive, La Dérive des continents et les Mouvements inter-telluriques, 1933 ; réédition Paris, Dunod, 1950, p.85-86). Bertin émet en 1946 des propos plus nuancés : « Ainsi la théorie de Wegener explique avec une remarquable aisance la plupart des phénomènes géologiques et géographiques. Les difficultés les plus considérables disparaissent à son contact. Elle jongle, littéralement, avec les masses continentales : les faisant se rapprocher ou s'éloigner tour à tour, se heurter, se plisser, monter les unes sur les autres. On a l'impression de jouer à un puzzle gigantesque et de commander aux éléments. Mais n'est-ce pas là, précisément, le grand danger et le point faible de cette « hypothèse trop commode » qui n'est, somme toute, qu'une hypothèse de travail et nullement une théorie définitive » (L. Bertin, Géologie et Paléontologie, 5e éd., Paris, Larousse, 1946). Roubaut, en 1949, exprime lui aussi : « Après mûre réflexion, je pense que la théorie de Wegener recèle une grande part de vérité. Est-ce dire que j'adopte sans en retrancher un mot les conclusions du savant allemand et que je fais miennes les idées exposées dans un livre qui, au temps où j'étais étudiant, me paraissait plus ressembler à un roman bien conçu qu'à un mémoire scientifique ? Est-ce dire que pour moi le déplacement des continents représente le seul moteur de l'orogenèse ? Certes non. Mais une telle attitude me paraît simplement objective et je pense que l'idée de la dérive des continents doit être prise sérieusement en considération ; elle mérite infiniment mieux que l'accueil boudeur et les discussions réticentes réservées à cette hypothèse par certains savants, trop visiblement réfractaires à des idées révolutionnaires » (M. Roubault, La Genèse des Montagnes, Paris, PUF, 1949, p. 175).

Si des partisans, et non des moindres, existent en faveur de la dérive, des objections continuent à s'élever. Dans les années 1943-1944, le chef de file de la paléontologie évolutive, Simpson, s'oppose violemment avec Du Toit à propos des indices paléontologiques de la dérive. Jeffrreys poursuit également son réquisitoire contre Wegener, toujours avec la même virulence : « En fait, nous pouvons appliquer à la théorie proposée par Wegener les mots utilisées par Dutton à propos de la théorie de la contraction thermique : Elle est quantitativement insuffisante et qualitativement inapplicable. Mais alors que les objections à la théorie de la contraction thermiques mentionnées par Dutton ont été levées, celles s'adressant à la dérive des continents restent valables » (Jeffreys, The Earth, 4e édition, 1959, p.367-368).

Les études paléomagnétiques

Il faut attendre 1954 et les études sur le paléomagnétisme des roches de Keith Runcorn et de Ted Irving pour que la dérive des continents revienne momentanément sur le devant de la scène. Les études paléomagnétiques sont fondées sur le fait que les roches volcaniques, lors de leur refroidissement, et les roches sédimentaires, lors de leur dépôts, s'aimantent parallèlement au champ magnétique terrestre ambiant et constituent ainsi des mémoires du champ magnétique. Runcorn et Irving remarquent que la direction d'aimantation des roches d'un même lieu s'éloigne d'autant plus de la direction du champ actuel que les roches sont plus âgées, ce qui ne peut s'interpréter que par un mouvement relatif continuel entre le lieu d'échantillonnage et le pôle du champ magnétique. Les deux chercheurs tracent pour chaque continent supposé fixe le chemin suivi par le pôle magnétique au cours du temps. Ils découvrent que ces chemins sont différents pour chaque continent mais qu'ils peuvent coïncider si l'on suppose un pôle fixe et une dérive continentale ! En 1957, Graham et Hales annoncent : « Les positions du pôle déduites des mesures sur les dolérites de l'Afrique du Sud ne sont pas en accord avec celles trouvées à partir des roches de même âge de l'Europe, de l'Amérique du Nord et de l'Australie. (…) Le moyen le plus simple pour réconcilier ces positions divergentes du pôle est de supposer des déplacements relatifs entre les continents, c'est-à-dire une dérive continentale. (…) Les déplacements requis sont du type de ceux proposés par Wegener » (in B. Gutenberg, Physics of the Earth's Interiors, New York et Londres , Academic Press, 1959, p.216).

Les études paléomagnétiques ont l'avantage de ne pas se limiter aux derniers 200 Ma ; elles permettent d'avoir des informations sur les positions des continents avant la formation de la Pangée. Irving et Green exposent : « La forme du chemin du pôle trouvée pour l'Australie avant le Carbonifère est si différente de celle obtenue pour les continents de l'hémisphère Nord (…) que l'hypothèse d'une dérive des continents postérieure au Carbonifère est insuffisante, et qu'il est nécessaire de supposer que des déplacements relatifs sont aussi survenus avant le Carbonifère. » (in Gutenberg, op. cit., p. 217). En outre les données paléomagnétiques peuvent être confrontées aux données paléontologiques et paléoclimatiques. Gutenberg souligne que l'accord ne peut pas être fortuit : « La discussion ci-dessus montre que les résultats récents concernant le mouvement des pôles magnétiques par rapport aux continents s'accordent bien avec la conception plus ancienne des mouvements continentaux fondés sur les données paléontologiques. C'est là un exemple d'une hypothèse qui a été renforcée par l'apport de plusieurs données d'un type différent de celles sur lesquelles elle était fondée au départ. Il semble plus probable aujourd'hui qu'à l'époque de la formulation de la théorie de Wegener, que les continents ou des parties des continents se sont déplacés considérablement les uns par rapport aux autres et par rapport à l'axe de la Terre au cours de l'histoire géologique » (B. Gutenberg, op. cit., p. 220).

Courbes de dérive du pôle pour l'Europe et l'Amérique

Figure 17. Courbes de dérive du pôle pour l'Europe et l'Amérique

Extrait de  : C. Allègre, L'écume de la Terre, Paris, Fayard, 1983, p.76 ; d'après K. Runcorn


Les études paléomagnétiques apportent donc une nouvelle « preuve » des translations continentales et surtout elles permettent de reconstituer les dérives avant les 200 derniers millions d'années. Elles relancent pour un temps la théorie de Wegener, sans toutefois arriver à ébranler le scepticisme des opposants qui, cette fois, mettent en doute la qualité des mesures. On reproche aux paléomagnéticiens d'avoir trop négligé les possibilités d'altération des aimantations anciennes, soit par disparition, soit par addition d'aimantations parasites. Jeffreys demande même si le marteau nécessaire pour briser les roches n'affecte pas leur magnétisme !

La dérive des continents telle que l'avait imaginée Wegener et fondée sur la seule observation des continents continue donc d'être rejetée. La géologie des fonds océaniques n'étant toujours pas prise en compte, il était encore trop prématuré de vouloir développer une théorie qui puisse reprendre ou remplacer celle de Wegener. Ce n'est que lorsque Hess découvrira en 1960 l'expansion des fonds océaniques que les idées mobilistes pourront s'imposer et permettre d'aboutir à la formulation de la théorie de la tectonique des plaques.

Aujourd'hui, quelles différences entre dérive des continents et tectonique des plaques ?

Beaucoup de journalistes scientifiques, d'étudiants… confondent encore « dérive des continents » et « tectonique des plaques ». Quelles différences fondamentales y a t'il entre ces deux modèles, et comment se manifeste cette confusion ?

Dans le modèle de la dérive des continents, les continents pouvaient être assimilés à des bateaux (constitués de sial), bateaux dérivant sur un océan (constitué de sima). La notion de sial demeure, même si son nom a changé : c'est la croûte continentale. La notion de sima, roche riche en silicium et magnésium est devenue plus complexe, puisqu'elle recouvre croûte océanique et manteau dans son ensemble. Dans le modèle de la tectonique des plaques, les continents peuvent toujours être considérés comme des bateaux, mais des bateaux pris dans (ou plutôt posés sur) une banquise de glace, banquise qui dérive sur l'océan en entraînant avec elle les bateaux. Dans le modèle de la tectonique des plaques, les bateaux sont constitués de la lithosphère continentale (et non plus de la simple croûte), la banquise est constitué de la lithosphère océanique (et non pas de la seule croûte), et l'océan correspond à l'asthénosphère et au manteau inférieur.

Dans le modèle de la dérive des continents, les forces proposées pour expliquer la dérive sont extérieures aux continents, appliquées sur le continent, que ce soient la force d'Eötvös, les courants de convection dans le sima… Dans le modèle de la tectonique des plaques, la force qui met en mouvement la lithosphère est à rechercher dans la lithosphère elle-même (son refroidissement est à l'origine de sa plongée et est donc le moteur de la convection mantellique (cf La convection mantellique, moteur de la tectonique des plaques, si souvent évoquée, si souvent mal comprise).

Dans le modèle de la dérive des continents, et bien que Wegener ne soit pas très prolixe sur le sujet, les continents actuels dérivent de la fragmentation d'une Pangée, supposée (au moins implicitement) primordiale, ayant toujours existé. Dans le modèles de la tectonique des plaques, on sait que la Pangée permo-carbonifère ne résulte que du rassemblement (fortuit ?) de nombreuses masses continentales qui passent leur temps à se séparer et à se rassembler au grès de ruptures et de subductions/collisions, les traces des collisions ayant fabriqué la Pangée permo-carbonifère étant les chaînes hercynienne et ouralienne.

Ces différences sont, somme toute, mineures et parfaitement compréhensibles vu les 50 ans qui séparent les deux modèles. Mais, ces "erreurs" de Wegener persistent implicitement, voire explicitement dans les idées que se font « certains » de la tectonique des plaques, « certains » étant souvent des vulgarisateurs, des étudiants (donc, en amont, des professeurs)… Combien négligent la lithosphère et insistent sur les croûtes. Exemple : "une subduction, c'est là où une croûte plonge sous l'autre" ; non !, c'est là où une lithosphère s'enfonce dans le manteau asthénosphérique ! Combien disent encore que les plaques sont mises en mouvement par des forces extérieures à la plaque, comme dans les courants de convection du début du XXème siècle ; non, c'est le poids des plaques refroidies qui les met en mouvement ! Combien, au moins implicitement dans leurs schémas qui commencent à la Pangée permo-carbonifère, font commencer la tectonique des plaques à la rupture de ce continent supposé primordial ; non !, la tectonique des plaques existe depuis des milliards d'années, et fonctionne « égale à ce qu'elle est aujourd'hui » depuis sans doute 2,5 Ga !

Bibliographie

- V. Deparis et H. Legros, Voyage à l'intérieur de la Terre. De la géographie antique à la géophysique actuelle. Une histoire des idées, Paris, CNRS Editions, 2000.

- G. Gabriel, Histoire de la tectonique. Des spéculations sur les montagnes à la tectonique des plaques, Paris, Vuibert, 2010.

Ceux qui aimeraient approfondir la réception des idées de Wegener en France pourront lire avec profit :

- P. Le Vigouroux, Les conditions de la réception de la théorie de Wegener sur la dérive des continents en France dans les années 1920 (1922-1926). Master recherche, Histoire des sciences et des techniques, Centre François Viète, Université de Nantes, 2010.

Les textes de Wegener : .

- A. Wegener, Die Entstehung der Kontinente, Petermanns Geographische Mitteilungen, 58, I, 1912, p. 185-195, 253-256, 305-309. Traduction anglaise par Jacoby W. R., 2001. Translation of Die Entstehung der Kontinente, Journal of Geodynamics 32, 2001, p. 29-63.

- A. Wegener, Die Entstehung der Kontinente, Geologische Rundschau, 3, 1912, p. 276–292. Traduction anglaise par Huene (von) R., Translation of The origin of continents, Int J Earth Sci, 91, 2002, p.S4–S17.

- A. Wegener, La Genèse des continents et des Océans, 1924. Traduction de la 3e éd. allemande par M. Reichel, Paris : Albert Blanchard, 1924.

- A. Wegener, La Genèse des continents et des Océans. Traduction d'après la dernière édition allemande par A. Lerner, Paris : Nizet et Bastard, 1937 ; réédition Paris : Christian Bourgeois, 1990 (préface de J. Achache et postface de G. Gohau).

Article réalisé avec le soutien financier de Sciences à l'École dans le cadre de l'opération LUNAP.