Article | 16/11/2016
Champs de fractures et vin en Alsace
16/11/2016
Résumé
Les champs de fractures alsaciens résultent d'un morcellement des terrains en une multitude de compartiments séparés par des failles liées à la formation du fossé rhénan. Cette complexité tectonique couplée aux mécanismes d'érosion conduit à la mise à l'affleurement d'une grande diversité de terrains propices à la viticulture.
Table des matières
Cet article fait suite à la participation de l'auteur en tant que guide lors du stage d'été 2016 de l'UPA (association des professeurs scientifiques des classes préparatoires biologiques et géologiques BCPST, TB et ATS-Bio). Il reprend et complète la présentation géologique et œnologique d'août 2016.
Introduction et situation des champs de fractures alsaciens
Le fossé rhénan est un fossé d'effondrement, ou rift, qui résulte du mouvement relatif entre le centre du fossé (affaissé) et ses épaules bordières (Vosges, à l'Ouest, et Forêt Noire, à l'Est) qui sont surélevées relativement. Ce fossé s'est mis en place principalement à l'Éocène-Oligocène sous l'action de la convergence Nord-Sud entre les plaques européenne et africaine qui a aussi donné les Alpes. La déformation y est accommodée par le jeu de deux failles bordières principales à jeu normal qui séparent le rift de ses épaules à l'Est et à l'Ouest.
Du côté alsacien du fossé, cette faille bordière unique se dédouble parfois en un faisceau de failles dont les deux plus importantes sont la faille vosgienne (à l'Ouest) et la faille rhénane (à l'Est). Le domaine compris entre ces deux failles correspond géologiquement aux champs de fractures et géographiquement aux collines sous-vosgiennes où s'épanouit le vignoble (et qui ont leur équivalent du côté allemand : les collines sous-schwartzwaldiennes).
Il existe trois principaux champs de fractures en Alsace : le champ de fractures de Saverne qui est aussi le plus grand, celui de Ribeauvillé et celui de Guebwiller.
Dans ce dernier, que nous allons étudier, il est possible d'observer une très forte diversité de terrains à l'affleurement sur une surface réduite. Sur un transect Est-Ouest de seulement 8 km, les terrains présentent une succession de roches allant des granites et grauwackes du Carbonifère, aux conglomérats de l'Oligocène en passant par toutes les formations du Buntsandstein, du Muschelkalk, du Keuper (Trias) et une bonne partie de celles du Lias et du Dogger (Jurassique). Tous les échantillons et photographies présentés par la suite proviennent de ce champ de fractures.
Nous allons tenter de comprendre l'origine de cette diversité géologique et essayer de caractériser l'impact de cette diversité sur les vins issus de ces différents terroirs.
Une diversité géologique qui s'explique par la succession des environnements de dépôt dans le temps
La couverture sédimentaire présente de nombreuses formations et la plupart des types de roches sédimentaires y sont représentés. Cette diversité est liée à la succession des environnements de dépôt qu'a connus la région du début du Mésozoïque à l'actuel.
Le Trias inférieur ou Buntsandstein
L'histoire commence avec le démantèlement de la chaîne hercynienne. Les roches qui constituent le socle (granites et grauwackes[1] turbiditiques paléozoïques) sont exhumées et les reliefs hercyniens sont aplanis jusqu'à former une pénéplaine.
Au début du Trias, les premiers dépôts de la couverture se mettent en place en discordance sur ce socle nivelé, ils correspondent aux grès vosgiens. Ce sont des grès siliceux constitués par l'accumulation des derniers produits de démantèlement de la chaîne hercynienne dans un environnement fluviatile. Puis le conglomérat principal, constitué de matériaux plus grossiers, se dépose dans un environnement fluviatile à hydrodynamisme important. Enfin le grès à Voltzia (grès fin micacé argileux nommé ainsi en raison d'une espèce de conifère fossile qu'il contient) se dépose dans un environnement à l'interface avec la mer (interprété comme un environnement deltaïque). L'ensemble de ces formations gréseuses de couleurs variées a valu le nom de Buntsandstein (‘'grès multicolores'') au Trias inférieur germanique.
Le Trias moyen (Muschelkalk) et le Trias supérieur (Keuper)
Les dépôts du Muschelkalk sont à dominante carbonatée. Ils sont constitués de calcaires, de dolomies, de marnes et d'anhydrite probablement déposés dans une lagune évaporitique ainsi que de calcaire à entroques et de calcaire coquiller qui nous indiquent un milieu marin peu profond. L'abondance en coquilles de certains faciès a valu le nom de Muschelkalk (littéralement ‘'calcaire coquiller'') à ces formations du Trias moyen germanique.
La succession des faciès entre le Buntsandstein et le Muschelkalk met en évidence une transgression marine. La mer qui se trouvait à l'Est de la région au niveau du bassin germanique s'avançait progressivement vers l'Ouest jusqu'à submerger la région.
Les dépôts du Keuper sont principalement constitués de marnes et d'argiles gypsifères formées dans des environnements évaporitiques.
Le Jurassique
Le Lias est essentiellement marneux. On considère qu'il s'est formé en milieu marin (sans doute légèrement plus profond qu'au Trias). Le Dogger est particulièrement représenté par la formation de la ‘'Grande Oolithe'', un calcaire oolithique formé dans des eaux chaudes, peu profondes et agitées dont l'analogue actuel serait les Bahamas. L'importante lacune de dépôt et la karstification des calcaires jurassiques traduit une émersion de la région à partir de la fin du Jurassique supérieur et durant tout le Crétacé et le Paléocène, jusqu'à la mise en place du fossé Rhénan.
Les formations du Cénozoïque
À partir de l'Éocène et à l'Oligocène la convergence Nord-Sud induit la mise en place du rift Ouest-européen, dont le fossé rhénan fait partie. Le mouvement relatif du rift et de ses épaules induit la mise à l'affleurement des terrains précédemment déposés. Les terrains se trouvant sur les épaules du rift (Vosges et Forêt Noire) sont alors soumis à l'érosion. Les produits de leur démantèlement sont transportés dans des canyons dirigés vers le centre du fossé alors occupé par un lac. Au débouché de ces canyons les matériaux transportés sédimentent sous forme de vastes cônes alluviaux. Cette sédimentation grossière remaniant les terrains des épaules du rift donne naissance aux conglomérats côtiers. Ces conglomérats sont intercalés par des marnes lacustres. L'analyse des galets contenus dans les conglomérats met en évidence un phénomène de sédimentation inversée. Les conglomérats les plus anciens contiennent des galets de la grande oolithe du Jurassique (formation la plus jeune), tandis que les conglomérats plus récents contiennent des galets de Muschelkalk (Trias moyen, donc plus ancien), puis de Buntsandstein (Trias inférieur) voire de granite du socle. Cette particularité est liée au démantèlement progressif de la couverture puis du socle des épaules du rift.
Une mise à l'affleurement de formations variées par le jeu de la tectonique et de l'érosion
En partant de cette diversité lithologique, le simple jeu de l'érosion ne suffirait pas à mettre à l'affleurement des terrains aussi variés et il serait impossible d'expliquer la diversité géologique observée. C'est là qu'intervient le jeu de la tectonique liée à la formation du fossé rhénan.
En raison de la situation de la zone étudiée (champ de fractures), de nombreuses failles découpent le socle et la couverture en une multitude de compartiments. Au premier ordre les compartiments les plus abaissés sont situés à l'Est donc vers le centre du fossé et les plus surélevés à l'Ouest. Ce schéma est localement compliqué par l'existence d'un fossé d'effondrement secondaire (fossé de Wintzfelden) et d'une zone surélevée délimitée par des failles normales (zone de horst). Le jeu de l'érosion a ensuite permis la mise à l'affleurement de terrains variés. Globalement, plus les compartiments sont abaissés, moins l'érosion a agi et plus les terrains présents à l'affleurement sont récents.
L'analyse des formations situées de part et d'autre des failles permet de calculer leur rejet. Certaines failles présentent des décalages qui avoisinent le kilomètre. Ces failles sont indiquées comme failles majeures sur la carte géologique de France au millionième. On peut également calculer le mouvement relatif entre Vosges et fossé Rhénan lié à l'ensemble des failles. On sait que le socle affleure à 1400 m d'altitude dans les Vosges et que sous la plaine d'Alsace (à une altitude de 200 m) les forages atteignent le toit du Jurassique à une profondeur de 2500 m. En s'aidant de la colonne stratigraphique, on peut estimer ce mouvement relatif à au moins 4600 m dans cette partie du fossé (1200 m du sommet des Vosges à la plaine d'Alsace + 2500 m pour atteindre le sommet du Jurassique + environ 900 m de dépôt du socle au toit du Jurassique d'après la colonne stratigraphique) ! De plus, en supposant que les failles ont un pendnage moyen de 60°, cela correspond à une extension horizontale de 2650 m pour ce système de failles à l'Ouest de l'Alsace. Comme la faille a une géométrie listrique en profondeur, l'extension réelle est bien supérieure à cette valeur.
Cependant cette vision en deux dimensions des coupes donne l'image de compartiments abaissés régulièrement ‘'en marches d'escaliers'', en réalité les failles se recoupent et s'anastomosent pour former une véritable mosaïque, il faudrait donc plutôt voir la structure des champs de fractures en trois dimensions comme un damier de compartiments.
Globalement, il ressort de la carte structurale deux orientations privilégiées des failles : une direction plus ou moins méridienne (Nord-Sud) et une direction oblique Nord-Est Sud-Ouest (N40°). Comment expliquer cette complexité ? Pourquoi n'y a-t-il pas uniquement des failles d'orientation méridienne ? On interprète actuellement les champs de fractures comme résultant de l'interaction entre une déformation méridienne liée indirectement à la convergence Nord-Sud entre l'Europe et l'Afrique et un héritage structural hercynien d'orientation N40°. La structuration du socle dans la direction N40° est bien visible dans de nombreux accidents du socle vosgien (faille de Sainte-Marie-aux-Mines) et jusque dans le Massif central (faille des Cévennes). La formation du fossé rhénan au Cénozoïque aurait fait rejouer certaines de ces failles tout en surimposant une structuration méridienne N10° bien visible au niveau des failles normales bordières.
Ce schéma de damier lié à des failles à jeu purement normal doit encore être complexifié. En effet on trouve parfois des stries de glissement (tectoglyphes) qui indiquent des mouvements avec une forte composante décrochante. Il doit s'agir d'un rejeu postérieur de ces failles normales que l'on peut sans doute rapprocher de mouvements décrochants sénestres du fossé rhénan à partir du Miocène. Pour prouver formellement cette chronologie relative, il faudrait retrouver une faille avec les deux généraions de stries, les stries décrochantes recoupant les stries normales. Ces mouvements s'expliquent par la progression de la poussée alpine qui induit un décalage plus important de la Forêt Noire que des Vosges vers le Nord car la Forêt Noire se trouve plus à l'aplomb du front de déformation alpin. Cette remontée différentielle de la Forêt Noire par rapport aux Vosges est donc probablement à l'origine des mouvements décrochants sénestres observés.
L'impact de la géologie sur le vin
Il faut savoir qu'initialement l'Homme n'a pas forcément choisi d'implanter des vignes dans ces champs de fractures en raison de la géologie particulière du sous-sol. Le choix des lieux d'implantation s'est fait essentiellement sur des critères d'exposition des parcelles et de drainage des sols car c'est en étant modérément "stressée" dans ces lieux ensoleillés et bien drainés éloignés de son biotope d'origine que la vigne produit les meilleurs vins.
Les parcelles les plus propices à la vigne sont celles d'exposition Sud Sud-Est et d'altitude modérée (en plaine le drainage n'est pas suffisant et au-delà de 500 m d'altitude le raisin ne parvient pas à maturité). Le domaine des collines sous-vosgiennes est également favorable à la culture de la vigne de par l'effet de fœhn lié à la barrière topographique des Vosges qui réduit drastiquement la pluviométrie (il pleut 1500 à 2500 mm/an sur les Hautes Vosges contre 550 à 600 mm/an en moyenne au niveau des collines sous-vosgiennes).
Une fois implantée on peut tenter de déceler l'influence de la géologie sur les caractéristiques du vin. Il faut cependant garder à l'esprit que les caractéristiques du vin résulteront toujours d'une conjonction de facteurs qui définissent le terroir : la nature du sol et du sous-sol, l'ensoleillement et le microclimat de la parcelle de vigne ainsi que le savoir-faire du viticulteur. Il est donc complexe d'analyser rigoureusement le "signal" (impact de la géologie) par rapport au "bruit". Pour déceler l'influence de la géologie il est préférable de déguster des vins du même cépage, du même viticulteur, du même millésime, mais issus de parcelles différentes, ce qui ne manque pas dans un champ de fractures !
On peut ainsi facilement déceler des "airs de famille" chez des vins issus de vignes implantées sur un même substrat. Les vins issus de terroirs calcaires (calcaire à entroques, calcaire oolithique dans notre cas) sont généralement fins avec une acidité droite et soyeuse (sensation d'acidité sur le centre de la langue). Le même cépage sur un substrat plus argileux (argiles, marnes) donnera des vins plus larges en bouche (stimulation des récepteurs répartis sur toute la langue). Ce même cépage sur un substrat gréseux (grès vosgien, conglomérat principal, grès à Voltzia) donnera des vins avec une belle minéralité (acidité plus vive et plus incisive, avec un goût de "pierre à fusil"). Certaines vignes poussent sur des marnes noires du Lias, marnes riches en matière organique et en sulfures (pyrite). Quand elles sont très riches en carbone réduit et en sulfures, ces marnes sont parfois appelées ampélite. Ces ampélites, du grec ampelos qui signifie "vigne", étaient utilisées dans de nombreuses régions pour traiter les vignes, en particulier en y apportant du soufre. Outre ses propriétés "curatives" pour certaines maladies de la vigne, ce soufre donnerait un gout reconnaissable aux vins poussant sur ces roches, gout que l'on retrouve dans certains anjous qui poussent sur des ampélites siluriennes. Enfin les substrats granitiques donneront une acidité plus tranchée encore.
Ces caractéristiques retrouvées en dégustation ne se limitent pas aux vins d'Alsace. Les vins produits sur substrat calcaire en Bourgogne ou dans la Loire (Vouvray sur craie du Turonien…) donnent également une acidité droite et soyeuse malgré l'emploi de cépages différents !
Il serait même possible d'élargir la gamme des sous-sols étudiés en incluant les terroirs situés en dehors de ce champ de fractures car l'Alsace, bien que plus petite région viticole de France, est la région viticole qui possède la plus forte diversité de substrats géologiques. Il est possible de trouver (en plus des formations précédemment citées) des terroirs de gneiss, de schistes, de cinérites, des formations volcanosédimentaires (tuf, andésite), de grès, de calcaires, de marnes, de gypse, de lœss et d'alluvions de nature diverse.
La connaissance empirique des terroirs les plus adaptés à l'expression du cépage permettent aux viticulteurs d'adapter l'encépagement des parcelles. Ainsi les parcelles du grand cru Zinnkoepflé (relief présenté sur la coupe de la Vallée noble) permettent l’apogée du cépage Gewurztraminer car le sous-sol de calcaire, dolomie et marnes donne beaucoup de puissance aux vins et leur confère un potentiel de garde exceptionnel (de l'ordre de 10 à 15 ans). La géologie du sous-sol est également prise en compte soigneusement dans la délimitation de l'aire de l'AOC (appellation d'origine contrôlée) vin d'Alsace.
Quant à l'explication du lien entre géologie et caractéristiques organoleptiques, la question semble loin d'être tranchée. Il est possible que le sous-sol et le sol déterminent la rétention d'eau ce qui est un point qui affecte beaucoup le développement des arômes. Il est aussi possible que la chimie de la roche mère ait une influence sur les minéraux présents et disponibles dans le sol, qui eux-mêmes peuvent constituer des cofacteurs des voies de biosynthèse de certains composés aromatiques.
[1] Roches sédimentaires généralement de teinte sombre à ciment abondant (~20%), riches en chlorite et minéraux argileux, avec grains de quartz et feldspaths voire micas et caractérisées par la présence de débris abondants (>30%) de roches ferromagnésiennes et volcaniques. Roches abondantes dans plusieurs séries paléozoïques.