Outils personnels
Navigation

Aller au contenu. | Aller à la navigation

Vous êtes ici : Accueil RessourcesUne idée reçue : L'évolution mène toujours au progrès

Article | 19/10/2007

Une idée reçue : L'évolution mène toujours au progrès

19/10/2007

Marc-André Selosse

Université Montpellier II

Bernard Godelle

Université Montpellier II

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Moteur de l'évolution, la sélection naturelle entraîne la survie du plus apte. De là à penser qu'elle implique forcément un progrès,il y a un pas que beaucoup franchissent. À tort ! Car la sélection naturelle favorise parfois des caractères désavantageux. Il faut également mettre au panier une autre idée reçue, héritée de la vision aristotélicienne qui plaçait l'homme au sommet de l'échelle du vivant. (La Recherche, 412, octobre 2007)


Ce texte est publié avec l'aimable autorisation de la rédaction du magazine La Recherche.

Il est tiré de La Recherche d'octobre 2007 (N°412), et fait partie du dossier "Le dictionnaire des idées reçues en sciences".

« La plus lourde tare imposée par la culture occidentale à l'évolutionnisme est la doctrine du progrès » disait Stephen Jay Gould. L'histoire de la vie raconte un chemin erratique, parfois réversible.

Évoluer équivaut-il à progresser ?

Évoluer équivaut-il à progresser ? Dans le langage courant, c'est souvent le cas. L'évolution biologique tend-elle forcément vers un « mieux » ? Beaucoup d'ouvrages didactiques l'acceptent tacitement. Après tout, l'idée de progrès est pour ainsi dire sous-jacente à la notion même de sélection naturelle : si celle-ci entraîne la survie du plus apte, alors les organismes s'améliorent au fil du temps. De plus, les organismes n'ont-ils pas accumulé de plus en plus de nouveautés, de complexité structurale et fonctionnelle au cours des temps géologiques ? Nul doute qu'aux organismes unicellulaires des premiers temps ont succédé des animaux et des plantes de plus en plus complexes.

Largement acceptés, ces deux raccourcis illustrent combien évolution et progrès sont souvent confondus. On trouve cette association d'idées dans les écrits de Darwin lui-même : « J'ai donné le nom de sélection naturelle ou de persistance du plus apte à cette conservation des différences et des variations individuelles favorables et à cette élimination des variations nuisibles [1]. » Mais de fait la responsabilité en incombe surtout à Herbert Spencer, ingénieur et sociologue anglais contemporain de Darwin, fort respecté à l'époque. C'est en effet lui qui, dans sa recherche des mécanismes régissant le fonctionnement des sociétés humaines, forge l'expression de « survie du plus apte » (Darwin est réticent à l'adopter – elle n'apparaîtra que dans la 5e édition de L'Origine des espèces). Et c'est aussi Spencer qui popularise le terme « évolution », absent du texte de Darwin, dans une Angleterre victorienne où les notions de changement et de progrès étaient intrinsèquement liées (lire « Darwin indécis », ci-dessous).

Pourtant, la sélection naturelle montre d'étranges paradoxes, qui ne constituent pas toujours des progrès. Prenons par exemple les différences morphologiques entre mâles et femelles, dont certaines sont très prononcées : seuls les cerfs mâles possèdent une ramure ; seuls les paons mâles ont une queue démesurée ; seuls les faisans mâles ont une livrée très colorée.

En 1871, Darwin explique ces caractères sexuels dits « secondaires » par la théorie de la sélection sexuelle : ils auraient été sélectionnés par l'avantage qu'ils confèrent aux mâles dans leur compétition pour accéder aux femelles. Il y voyait une préférence « esthétique » des femelles.

Darwin indécis. Dans l'Angleterre victorienne, tout changement devait être un progrès. Cela a-t-il incité Darwin à adopter le terme « survie du plus apte », voire, dans certains textes, à évoquer un « progrès » ? « Ce perfectionnement [de l'évolution] conduit inévitablement au progrès graduel de l'organisation des êtres vivants », écrit-il. Mais sa position est nuancée (sinon contradictoire), car il souligne ailleurs qu'il « n'existe aucune tendance innée à un développement progressiste ». Selon Stephen J. Gould, Darwin en est venu à parler de progrès car il est tiraillé entre la logique de sa théorie et son confor-misme à l'époque victorienne, où la notion de progrès est un pivot. Darwin, « patricien britannique », se serait ici conformé au préjugé admettant l'existence d'un progrès. À moins que cela n'ait été une manière de faciliter l'acceptation de sa théorie ?

Attributs encombrants

En 1915, Ronald Fisher pressent que ces ornements encombrants et voyants sont des indicateurs de la bonne santé et de la vigueur des mâles qui les portent [2]. Les femelles, qui contrairement aux mâles n'ont qu'un nombre limité de descendants, auraient tout intérêt à choisir ces reproducteurs, gages d'une descendance robuste. Quelques années plus tard, Fisher, encore lui, postule que la préférence des femelles pour un caractère mâle donné exerce une pression de sélection sur les mâles et que la préférence femelle et le caractère mâle évoluent en parallèle, augmentant au cours du temps [3].

Or ce processus, que Fisher qualifie d'« emballement », peut entraîner des désavantages en termes de viabilité pour les mâles. En effet, les caractères sexuels secondaires mâles entravent la survie des individus : les bois des cerfs et la queue des paons mâles, encombrants, ne facilitent pas la fuite face aux prédateurs, tandis que la livrée très colorée d'un faisan mâle le rend facilement repérable. Autrement dit, les mâles plus aptes à se reproduire ont des attributs réduisant leur propre survie. Peut-on dès lors parler de progrès ?

Hirondelles rustiques

Figure 1. Hirondelles rustiques

Chez l'hirondelle rustique, les plumes externes de la queue sont allongées en « filets ». Leur longueur, pour les mâles, est un gage de succès auprès des femelles. Contrepartie néfaste, ils sont gênés dans leur vol. In fine, la longueur des filets est un compromis entre la pression de sélection sexuelle et le coût de la perte d'agilité.


Le paradoxe de certains effets négatifs de la sélection est également flagrant quand, plus généralement, on observe les conséquences de la compétition. Dans les Landes par exemple, au printemps, les superbes forêts de pins couvrent le sol d'une pluie de pollen. Au cours de l'évolution, la sélection des plus aptes a favorisé les plantes aux plus hauts troncs, dont les hautes frondaisons gagnent la compétition pour la lumière ; elle a sélectionné les individus qui produisent le pollen le plus abondant, et saturent ainsi les parties femelles des autres plants. De la sorte, ces individus empêchent leurs voisins de produire des descendants. Mais le pollen perdu et la matière investie dans les troncs sont un pur gâchis : ce sont autant de ressources qui ne produiront jamais de descendants !

Mouche sans ailes

Pis, la sélection s'exerçant sur certains caractères peut menacer l'existence même des espèces qui les expriment [4]. C'est en particulier le cas des adaptations à un environnement restreint. Que penser de cette mouche des Kerguelen, Calycopteryx moseleyi, qui a perdu ses ailes ? En un sens, elle a « progressé » à l'échelle locale, car elle ne peut plus être entraînée hors de ces îles isolées par les vents forts qui les balaient. Mais elle ne peut pas non plus émigrer.

Si les îles Kerguelen disparaissaient, le « progrès adaptatif » de ces mouches serait fatal. Il en va de même pour les parasites qui se spécialisent sur un hôte unique – comme l'agent de la variole sur l'homme. Certes, ils optimisent ainsi l'exploitation de leur hôte, mais ils en deviennent dépendants au point que la disparition de cet hôte ou l'apparition de défenses très efficaces peuvent les éradiquer ! La spécialisation évolutive est donc un pari risqué, et le perfectionnement adaptatif dans un milieu peut rendre moins adapté à d'autres.

Survie personnelle réduite, gâchis de ressources, dépendance risquée à un milieu donné, la sélection du plus apte est parfois plus une course à l'abîme qu'un progrès. Et il n'y a pas lieu de s'en étonner ! On l'oublie souvent, la sélection du plus apte joue sur un temps restreint : c'est la sélection du plus apte à se reproduire à court terme. Ce qui n'implique pas forcément une optimisation globale.

Par ailleurs, la sélection n'est pas le seul moteur de l'évolution. Certains caractères sont en effet conservés ou perdus non par sélection, mais par le fait du hasard : c'est ce qu'on appelle la dérive génétique. Or, cette dérive concerne aussi bien les caractères favorables que les caractères neutres ou les caractères défavorables. Imaginons un couple avec deux ou trois enfants. Par hasard, certains caractères favorables des parents ne seront pas transmis à leurs enfants. Si cela se reproduit dans toute la population, alors ces caractères disparaissent. Inversement, la dérive peut conduire à la persistance de caractères défavorables.

Évidemment, la dérive agit d'autant plus vite que la population est petite, par exemple à la suite d'une forte mortalité ou lors de la fondation d'une nouvelle population. Ce fut le cas dans la population finlandaise, qui a commencé de croître il y a 2 000 ans, passant en environ 100 générations, et sans apport extérieur, d'un effectif réduit (encore inconnu) à une population de 5,1 millions de personnes [5]. La malchance a voulu que les premiers Finlandais aient possédé des caractères rares, parfois néfastes. Et aujourd'hui, en raison de la dérive génétique, une trentaine de maladies rares sont très fréquentes dans la population finlandaise. Décidément, l'évolution n'est pas systématiquement un progrès.

L'homme au sommet

Qu'en est-il de la seconde idée reçue qui veut qu'elle s'accompagne d'une complexification croissante ? N'observe-t-on pas, sur un temps long, un progrès graduel ? La loi biogénétique de Ernst Haeckel, formulée en 1866, le laisse entendre. Sa formule : « L'ontogenèse récapitule la phylogenèse » signifie en effet que l'embryon se développe en passant par différents stades semblables aux organismes qui l'ont précédé, avant d'aboutir à un stade de complexité ultime qui caractérise son espèce. Par exemple, l'embryon humain passerait par des stades analogues aux poissons, puis aux reptiles, avant de développer ses caractéristiques humaines.

Hélas, sa célèbre planche de dessins comparant le développement d'embryons, si souvent montrée en classe, est un faux : Haeckel avait sciemment introduit des modifications qui accroissent les ressemblances [6] ! Contrairement à une légende qui en découle, l'homme n'a pas de branchies au cours de son développement embryonnaire. Quant à l'idée de progrès sous-jacente, l'embryologiste Karl Ernst von Baer la tournait en dérision dès 1828 : « Imaginons que les oiseaux aient étudié leur propre développement tout en examinant la structure des mammifères adultes. Voici ce qu'enseigneraient leurs manuels : “Ces animaux présentent de nombreuses similitudes avec nos propres embryons, puisqu'ils n'ont pas de bec, exactement comme nous dans les cinq premiers jours d'incubation ; leurs extrémités ressemblent beaucoup aux nôtres à cette période, ils n'ont pas de plumes véritables mais de simples moignons [les poils] de sorte que nos oisillons sont bien plus avancés…”. » C'était souligner combien la loi biogénétique de Haeckel était sous-tendue par une vision anthropocentrique du vivant qui place l'homme au sommet de l'évolution.

La planche de Haeckel

Figure 2. La planche de Haeckel

Dessinée par Haeckel, cette planche montre trois étapes successives (de haut en bas) du développement embryonnaire de diverses espèces (de gauche à droite). Non conforme à la réalité, elle suggère exagérément que, dans les deux premières étapes, les embryons des espèces « plus évoluées » ressemblent aux embryons des espèces « moins évoluées »


Cette conception était imprégnée de l'« échelle des êtres » d'Aristote, qui classait les organismes du plus simple au plus complexe. Encore en vigueur au début du XIXe siècle, elle est alors directement transposée dans un contexte évolutionniste. Et, jusqu'au XXe siècle, on considère que les organismes de plus en plus complexes sont apparus les uns après les autres au cours du temps. Or, la complexification n'est pas inéluctable en évolution. Nombre de formes simples sont en effet apparues secondairement, par une évolution simplificatrice.

Prenons l'exemple du coelome. Cette cavité remplie de liquide est présente chez presque tous les animaux à symétrie bilatérale : les insectes, les vertébrés (le coelome y renferme les viscères), les vers annélides… Il y a des exceptions, comme les vers plats (ou Plathelminthes), qui en sont dépourvus, et les nématodes, ou encore les rotifères, qui n'en ont qu'une ébauche. L'a priori d'une évolution complexifiante avait conduit à regrouper les animaux sans coelome en un ensemble « primitif », les « acoelomates », et ceux n'ayant qu'une ébauche de cavité en un groupe « intermédiaire », les « pseudocoelomates » qui auraient précédé les organismes complexes dotés d'un coelome.

Simplicité trompeuse

Mais des études phylogénétiques, fondées sur des comparaisons de gènes, ont complètement bouleversé cette vision : les trois groupes dérivent d'ancêtres dotés d'un coelome ! L'absence de coelome résulte d'une perte, une simplification [7]. Une conséquence importante est qu'aucun organisme n'est « primitif » ou « évolué », ni « inférieur » ou « supérieur ». Toutes les espèces ont évolué aussi longtemps, et la simplicité cache parfois un parcours évolutif complexe. Il n'est que de considérer les baleines, qui ont perdu leurs membres postérieurs en redevenant aquatiques, ou l'homme, qui a perdu le pelage de ses ancêtres…

Stephen Jay Gould a consacré un remarquable ouvrage à réfuter l'idée de progrès dans l'histoire de la vie [8]. Il s'appuie entre autres sur le fait qu'il existe toujours des représentants actuels de phylums « simples » apparus à des périodes plus anciennes, et qui rencontrent encore un succès évolutif remarquable. Ainsi les poissons, apparus bien avant les mammifères et plus « simples » qu'eux, constituent plus de la moitié des vertébrés. Et que dire des bactéries et des unicellulaires, qui forment l'essentiel de la biomasse de la planète ! Autrement dit, plus de complexité ne laisse en rien présager un plus grand succès évolutif. Sans compter que chaque lignée évolue, comme nous l'avons vu, tantôt en se complexifiant, tantôt en se simplifiant. Gould propose de l'évolution des lignées l'image de la marche de l'ivrogne qui, longeant un trottoir d'un pas mal assuré, finit par tomber dans le caniveau. Est-il intrinsèquement attiré par le caniveau ? Non, sa démarche est erratique… S'il se heurte au mur, il repart de l'autre côté ; mais si par hasard il arrive au caniveau, il y tombe. De même, le vivant ne peut jamais se simplifier en deçà d'un minimum, mais peut « tomber » dans des niveaux d'une complexité accrue.

Le progrès, notion subjective, n'a décidément rien à voir avec l'évolution biologique : l'histoire de la vie raconte un chemin discontinu, mêlant innovations et pertes – un chemin erratique et souvent réversible.

Pour en savoir plus / Références

  • [1] C. Darwin, L'Origine des espèces, Paris, La Découverte, 1989, p. 126.
  • [2] R.A. Fisher, Eug. Rev., 7, 184, 1915.
  • [3] R.A. Fisher, The Genetical Theory of Natural Selection, Clarendon Press, Oxford, 1930.
  • [4] C. Webb, The American Naturalist, 161, 181, 2003.
  • [5] A. Sajantila, PNAS, 93, 12035, 1996.
  • [6] E. Pennisi, Science, 277, 1435, 1997.
  • [7] A. Adoutte et al., PNAS, 97, 4453, 2000.
  • [8] S.J. Gould, L'Éventail du vivant. Le mythe du progrès, Points/Seuil, 1997.