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Article | 10/04/2010

La zone de transition et la dynamique du manteau terrestre

10/04/2010

Éric Debayle

Laboratoire de Sciences de la Terre, CNRS - Univ. Claude Bernard - ENS de Lyon

Yanick Ricard

Laboratoire de Sciences de la Terre, CNRS - Univ. Claude Bernard - ENS de Lyon

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Changements de phase, zone de transition et dynamique du manteau : apports de la sismologie.


Avertissement : Cet article, ainsi que deux autres, l'un, général et introductif, de Pierre Thomas présentant le la convection du manteau et, l'autre, de Stéphane Labrosse à propos de la frontière noyau - manteau, correspondent à trois « brouillons » d'articles demandés par "Pour la Science" pour son Dossier Pour la Science n°67, avril-juin 2010, consacré à « la Terre à coeur ouvert ». Ces chapitres ont été demandés avec un volume de 25 000 signes, alors que les « brouillons », ou versions initiales, était plus longs. Les textes soumis, sont ensuite retravaillés pour coller au format et au style Pour la Science : réécriture de paragraphes, ajouts d'un côté, simplifications de l'autre, travail des figures... Les 3 articles publiés sur Planet-Terre sont donc des versions différentes à partir des mêmes sources, différentes du fait de contraintes éditoriales différentes.

Ce dossier spécial « Terre » comprendra plus d'une vingtaine d'articles, de la croûte au noyau, dont une dizaine consacrés au manteau et aux volcans. Nous ne saurions que trop vous conseiller de lire ce numéro spécial.

Introduction

Science à peine centenaire, la sismologie (l'étude des tremblements de Terre et des ondes qu'ils génèrent) a profondément modifié notre connaissance de l'intérieur de la Terre. De spectaculaires images en trois dimensions révèlent la structure profonde des principaux objets géologiques que sont les dorsales océaniques, les zones de subduction, les racines des chaînes de montagnes et des vieux continents (fig. 1). Les résultats les plus récents sont en train de révolutionner notre compréhension de la dynamique du manteau terrestre.

Tomographie sismique : zone de transition et hétérogénéités latérales

Le manteau terrestre est constitué de silicates de magnésium (surtout) et de fer (un peu) et s'étend de la base de la croûte, dont l'épaisseur varie entre 0 et 10 km pour la crôute océanique et entre 10 et 70 km pour la croûte continentale, jusqu'à la limite noyau-manteau située à 2900 km de profondeur. Sa dynamique est contrôlée par des mouvements de convection à grande échelle, très lents : les vitesses d'écoulement y atteignent au plus quelques centimètres par an, soit la vitesse de croissance d'un cheveu. La température et la pression variant considérablement sur son épaisseur, les propriétés physiques et minéralogiques des roches doivent s'adapter à ces variations. Les sismologues détectent ainsi deux augmentations abruptes de la vitesse sismique vers 410 et 660 kilomètres de profondeur, que les minéralogistes associent généralement à des réarrangement minéralogiques à l'état solide, ou changements de phase. La ‘‘zone de transition'' est la région située entre ces deux discontinuités de vitesse sismique.

La façon la plus directe de cartographier la structure interne du manteau est d'utiliser les ondes sismiques. Les sismologues exploitent principalement les temps de parcours des différentes ondes enregistrées sur des milliers de sismographes de par le monde. À la fin des années 1970, ils ont commencé à développer des méthodes inspirées de l'imagerie médicale. Ces nouvelles méthodes ont rapidement permis de construire les premiers modèles tomographiques (il s'agit de modèles à trois dimensions des hétérogénéités de vitesse sismique) qui ont révélé la structure à grande échelle du manteau terrestre. Les principales hétérogénéités sismiques du manteau sont situées à sa base et à son sommet et correspondent à deux couches de quelques centaines de kilomètres d'épaisseur. Dans la couche située au sommet du manteau, les premiers modèles tomographiques montraient une forte corrélation entre la position des hétérogénéités de vitesse et la géologie de surface. Cette corrélation est devenue de plus en plus impressionnante avec l'augmentation du nombre de données (voir la figure 1). Les premières images de la base du manteau ont également révélé que sa structure en trois dimensions est dominée par deux larges anomalies de vitesse lentes situées sous l'Afrique et le Pacifique, bordées par des anomalies de vitesse plus rapides (figure 2).

Carte des hétérogénéités de la vitesse des ondes de cisaillement au sommet du manteau (à 100 km de profondeur)

Figure 1. Carte des hétérogénéités de la vitesse des ondes de cisaillement au sommet du manteau (à 100 km de profondeur)

Les vitesses rapides en bleu correspondent aux zones froides du manteau alors que les vitesses lentes en rouge correspondent aux régions chaudes. Les frontières des plaques tectoniques sont indiquées en vert. Les cercles verts correspondent aux volcans associés à des points chauds.


Carte des hétérogénéités de la vitesse des ondes de cisaillement à la base du manteau (à 2850 km de profondeur)

Figure 2. Carte des hétérogénéités de la vitesse des ondes de cisaillement à la base du manteau (à 2850 km de profondeur)

Les vitesses rapides, en bleu, correspondent aux zones froides du manteau alors que les vitesses lentes, en rouge, correspondent aux régions chaudes. Les frontières des plaques tectoniques sont indiquées en vert. Les cercles verts correspondent aux volcans associés à des points chauds.


Jusqu'à la fin des années 1990, une partie des chercheurs en sciences de la Terre pensaient que la convection du manteau se faisait dans deux couches distinctes, séparées par la discontinuité à 660 km. Cette idée reposait largement sur l'observation de différences géochimiques subtiles mais significatives entre les basaltes des îles océaniques (points chauds) et ceux des rides océaniques. Ces derniers sont systématiquement appauvris en éléments incompatibles1 et beaucoup de géologues pensaient qu'ils échantillonnaient un manteau supérieur appauvri lors de l'extraction de la croûte continentale. Cet appauvrissement n'étant pas observé pour les basaltes des îles océaniques, dont la composition isotopique était aussi différente, on les pensait liés à des remontées de roches plus profondes issues d'un manteau inférieur qui avait conservé sa composition primitive. L'idée était que la convection se faisant en deux couches séparées et que le manteau inférieur n'avait pas été affecté par l'extraction de la croûte continentale au début de l'histoire de la Terre. Le modèle à deux couches semblait en accord avec les bilans de masse des géochimistes qui suggéraient qu'un tiers du manteau avait été appauvri lors de l'extraction de la croûte continentale, ce qui correspondait à peu près à la masse du manteau supérieur. Il était également conforté par le fait que l'on n'observait pas de séismes en dessous de 660 km de profondeur. Les séismes profonds étant associés aux plaques plongeantes, on pouvait penser que celles-ci ne pouvaient s'enfoncer à plus de 660 km.

Pourtant, la géométrie des anomalies sismiques suggérait que les écoulements verticaux de matière affectaient l'ensemble de son épaisseur ! En effet, les anomalies de vitesse lentes situées à la base du manteau étaient majoritairement localisées sous les volcans associés à des remontées de matière profonde2, alors que les vitesses rapides coïncidaient approximativement avec les régions où les plaques océaniques s'enfonçaient dans le manteau depuis 100 millions d'années (figure 2). Mais le lien entre les manteaux supérieur et inférieur n'était pas établi : la faible résolution des premiers modèles tomographiques ne permettait pas de suivre le chemin vertical des anomalies. C'est seulement vers la fin des années 1990, grâce à l'augmentation du nombre de données, que les sismologues vont construire des modèles tomographiques avec une résolution suffisante pour suivre le trajet des plaques tectoniques depuis la surface jusqu'au manteau profond. Ils vont alors montrer que les plaques pénètrent dans le manteau inférieur, bien que certaines semblent stagner un certain temps dans la zone de transition. Les images obtenues vont révolutionner notre compréhension de la dynamique du manteau terrestre et poser de nouvelles questions à l'ensemble de la communauté des chercheurs en sciences de la Terre : s'il est possible de suivre le trajet de la matière qui descend dans le manteau inférieur, peut on suivre les remontées de matière et confirmer qu'elle prennent bien leur source à la base du manteau ? Comment, alors, expliquer les observations géochimiques ?

1 Un élément incompatible est un élément qui, lors d'un processus de fusion, va se concentrer principalement dans la phase liquide. Lors des phénomènes de fusion partielle du manteau qui auraient donné naissance à la croûte, les éléments incompatibles se seraient concentrés dans la phase liquide, qui en se refroidissant forme la croûte continentale, laissant un manteau résiduel appauvri. C'est ce manteau résiduel qui serait échantillonné par les basaltes des rides océaniques.

2 Ces volcans sont généralement appelés "points chauds".

Contrôle minéralogique des transitions et mouvements verticaux de matière

Nous allons voir que les progrès récents réalisés en sismologie, mais également en minéralogie, en physique des hautes pressions et dans le domaine de la modélisation numérique ou en laboratoire, permettent d'entrevoir quelques éléments de réponse à ces questions. Ils montrent que la zone de transition contrôle la dynamique du manteau.

Jusqu'à présent, les efforts réalisés en tomographie pour détecter des remontées de matière venant du manteau inférieur sont restés peu concluants ou très controversés. Les modèles géodynamiques montrent que la dynamique de la Terre est dominée par les zones de subduction tandis que les remontées de matière se font sous la forme de panaches mantelliques étroits dont la forme rappelle celle d'un champignon. Rappelons qu'un panache ne correspond pas à une remontée de magma, mais à une remontée de manteau profond très chaud mais solide ; il n'y a fusion (très partielle) que dans les centaines de kilomètres les plus superficielles. Le conduit d'alimentation du panache aurait un diamètre d'une centaine de kilomètres, ce qui reste en deçà de la résolution actuelle de la plupart des modèles tomographiques (qui est de l'ordre de quelques centaines de km, les plaques en subduction qui ne dépassent guère 100 km d'épaisseur mais sont faciles à détecter car elles sont latéralement très larges). Cependant, lorsque le matériel chaud du panache vient s'étaler à la base de la lithosphère, qui se trouve à une profondeur bien échantillonnée par les ondes sismiques, il peut être détecté (voir par exemple la signature lente du point chaud du Cap-Vert sur la figure 1). Mais pour établir l'origine profonde des remontées de matières chaudes sous les points chauds, détecter leur signature sismique à la base de la lithosphère ne suffit pas, il faut pouvoir suivre les conduits d'alimentation jusqu'à leurs sources !

L'analyse des temps d'arrivée des ondes sismiques était, jusqu'à la fin des années 1990, basée sur une approximation "haute fréquence" qui supposait que toute la sensibilité de l'onde était confinée le long du rai sismique3. Le nouveau millénaire a vu le développement de nouvelles théories qui prennent en compte le fait que les ondes sismiques de basses fréquences sont sensibles à la structure sur une région beaucoup plus large que le rai sismique. Deux professeurs de l'équipe de Princeton, Tony Dahlen et Guust Nolet, ont joué un rôle précurseur dans le développement de ces nouvelles théories. En 2004, l'équipe de Princeton publiait un article dans lequel les auteurs déclaraient avoir détecté, grâce à ces nouvelles théories, la présence de panaches mantelliques s'enracinant jusqu'à la base du manteau ! Cette découverte est cependant restée très controversée : l'équipe du Massachusset Institute of Technology et son leader, Rob van der Hilst, a immédiatement répondu en suggérant que l'amélioration liée à l'utilisation de la nouvelle théorie était négligeable devant d'autres effets, tels que le choix des paramètres de l'inversion4, ou la pondération des différents types de données inversées. Détecter les conduits d'alimentation d'éventuels panaches mantelliques reste donc l'un des grands challenges de la tomographie des dix prochaines années. Mais l'équipe de Princeton a ouvert une nouvelle voie : si leur modèle reste très controversé, c'est aussi parce qu'il n'exploitait que très partiellement le potentiel des nouvelles méthodes. Des travaux sont actuellement menés par Christophe Zaroli, doctorant à l'École et Observatoire des Sciences de la Terre de Strasbourg (EOST), avec ses collègues de l'École Normale Supérieure de Lyon et de l'Australian National University de Canberra, pour extraire plus d'information des ondes sismiques, en augmentant le nombre de données et en prenant en compte leur sensibilité à la structure dans plusieurs bandes de fréquence suivant l'approche initiée à Princeton (figure 3).

Exemple du noyau de sensibilité d'une onde de cisaillement vu à longue période (ici la période est de 34 secondes)

Figure 3. Exemple du noyau de sensibilité d'une onde de cisaillement vu à longue période (ici la période est de 34 secondes)

L'onde sismique est sensible à la structure sur une région dont la forme rappelle celle d'une banane et dont la largeur maximale peut dépasser le millier de kilomètres. Les sismologues ont longtemps travaillé avec une approximation "haute fréquence" qui suppose que toute la sensibilité de l'onde est réduite au trait noir situé au centre de la banane et qui correspond au rai sismique. En prenant en compte la sensibilité à la structure de manière beaucoup plus complète, ils espèrent améliorer considérablement la précision de leurs modèles tomographiques.


Au début des années1990, a émergé l'idée que l'étude de la topographie des discontinuités à 410 et 660 km de profondeur pouvait nous renseigner sur la circulation verticale de matière dans le manteau. Ces deux discontinuités sont attribuées aux changements de phase d'un minéral silicaté riche en magnésium (90%) et en fer (10%) abondant dans le manteau, l'olivine. Les expériences de laboratoire ont permis de montrer que sous l'effet de l'augmentation de température et de pression, l'olivine se transforme en wadsleyite vers 410 kilomètres de profondeur, puis, vers 520 km de profondeur, en une autre forme de haute pression de l'olivine, la ringwoodite. La transition wadsleyite / ringwoodite, vers 520 km de profondeur, affecte peu les ondes sismiques. À 660 km de profondeur, la ringwoodite se transforme en pérovskite + ferropériclase. Les conditions de pression et de température auxquelles se produisent ces changements de phase peuvent être reproduites en laboratoire. Lorsque la température augmente, la transition de phase olivine / wadsleyite se produit à plus grande profondeur (on dit que sa pente de Clapeyron5 est positive) alors que la transition de phase ringwoodite / pérovskite + ferropériclase se produit à plus faible profondeur (sa pente de Clapeyron est négative). La région située entre les deux discontinuités (la zone de transition) doit donc s'amincir lorsqu'elle est traversée par une remontée de matière chaude (voir la figure 4). De la même façon, lorsqu'une plaque tectonique froide s'enfonce dans le manteau au niveau d'une zone de subduction, la zone de transition doit s'épaissir. Les premières études mondiales de l'épaisseur de la zone de transition sont apparues au début des années 1990 et ont rapidement révélé une corrélation entre les régions où les plaques s'enfoncent dans le manteau et celles où la zone de transition est épaisse. À très grande échelle, la zone de transition s'amincit sous l'océan Pacifique et au Sud de l'Afrique, les deux régions qui peuvent être associées à des zones de remontées de matière au niveau de la base du manteau. À plus petite échelle, il n'est cependant pas possible de montrer à l'heure actuelle une corrélation entre amincissement de la zone de transition et localisation des volcans associés à des remontées de matière profonde.

Coupe schématique du manteau supérieur et du sommet du manteau inférieur

Figure 4. Coupe schématique du manteau supérieur et du sommet du manteau inférieur

En première approche, la subduction de matière froide doit entraîner un épaississement de la zone de transition (subduction, au centre), alors que la remontée de matière chaude doit entraîner un amincissement de cette zone (panache de gauche). Du fait du contrôle possible des profondeurs de transition par plusieurs systèmes minéralogiques, une remontée de matière chaude pourrait aussi abaisser la zone de transition, la zone serait alors décalée vers le bas mais pas amincie (panache de droite).


En utilisant des ondes générées par le passage d'une onde au travers des discontinuités à 410 et 660 km, un jeune doctorant de l'EOST, Benoît Tauzin, a étudié avec un détail encore inégalé les topographies des deux interfaces [6]. Il a montré que la discontinuité à 410 km est presque systématiquement approfondie sous les points chauds. Mais dans la moitié des cas, la zone de transition n'est pas amincie, car la discontinuité à 660 km est, elle aussi, approfondie ! Les résultats de la minéralogie expérimentale montrent que l'olivine n'est en fait pas le seul minéral du manteau à se transformer sous l'effet de la pression vers 660 km de profondeur. Dans la zone de transition, la majorite, qui constitue le pôle ferro-magnésien d'une famille de minéraux appelée grenat, se dissocie en pérovskite vers 660 km de profondeur. Les résultats expérimentaux obtenus à l'université de Tokyo [4] suggèrent que, pour les régions froides du manteau, la transition de phase de la ringwoodite serait dominante à 660 km de profondeur. Les transitions du grenat-majorite en illménite puis en pérovskite à 610 et 640 km de profondeur créeraient des contrastes de vitesse d'amplitudes plus faibles, que les sismologues observent parfois à la base de la zone de transition. Par contre, lorsque la température est suffisamment élevée, ce qui pourrait être le cas de certains points chauds, la transition de phase du grenat-majorite en pérovskite se produirait à plus grande profondeur que celle de la ringwoodite (voir la figure 4). Elle deviendrait dominante avec une pente de Clapeyron positive opposée à celle de la transition de phase de la ringwoodite.

Les observations de Benoit Tauzin semblent donc confirmer les résultats expérimentaux : si les point chauds sont bien l'expression en surface de remontées de matière chaude traversant la zone de transition, alors l'approfondissement de la discontinuité à 410 km pourrait correspondre à l'effet de la température sur la transition de phase de l'olivine. Le fait que la zone de transition ne soit pas amincie sous certains points chauds peut s'expliquer par le rôle dominant de la transition de phase du grenat-majorite (dont la pente de Clapeyron est opposée à celle de la ringwoodite) sur la topographie de la discontinuité à 660 km. Cette transition de phase se produit sur un intervalle de profondeur de l'ordre de 30 km, qui est plus élevé que celui de la ringwoodite. Mais en utilisant des ondes sismiques à suffisamment longues périodes, le fort gradient de vitesse associé est vu comme une discontinuité sismique qui convertit suffisamment d'énergie pour qu'on puisse la détecter.

On pourrait donc penser avoir détecté, grâce à l'étude de la topographie des discontinuités, la signature sismique des panaches mantelliques, qui reste si controversée dans les modèles tomographiques. L'affaire n'est pourtant pas aussi simple que cela ! En effet, la précision avec laquelle les ondes converties ou réfléchies6 permettent d'estimer la profondeur des discontinuités dépend fortement de notre connaissance des anomalies de vitesse situées dans les 400 premiers kilomètres du manteau. Il suffit par exemple de sous-estimer de quelques pour cent l'amplitude des anomalies de vitesse lentes présentes au niveau de l'asthénosphère7 pour surestimer la profondeur des discontinuités de plusieurs kilomètres. Or, si les modèles tomographiques permettent de bien localiser les fortes anomalies de vitesse des 300 premiers kilomètres du manteau terrestre, la précision sur l'amplitude de ces anomalies est moindre. Ainsi, les points chauds pour lesquels les discontinuités à 410 et 660 km sont toutes les deux approfondies pourraient résulter d'une anomalie lente située dans les 300 premiers kilomètres du manteau, plutôt que d'une perturbation thermique affectant la zone de transition. L'approfondissement des deux discontinuités serait simplement due au fait que l'on sous-estime l'amplitude des anomalies de vitesse lentes situées au-dessus.

Nous venons de voir que depuis la découverte de plaques froides s'enfonçant jusque dans le manteau inférieur, les sismologues n'ont pas ménagé leurs efforts pour détecter les panaches de matière chaude qui devraient en contrepartie remonter du manteau inférieur. Pourtant, les observations qui prouveront l'existence de ces panaches mantelliques n'ont pas encore été obtenues. Nous allons maintenant voir que les progrès de la sismologie permettent également de tester de nouvelles idées pour répondre à une autre question fondamentale posée par le passage des plaques dans le manteau inférieur. Comment réconcilier observations sismologiques et géochimiques ?

3 Le rai sismique est une ligne perpendiculaire à la surface de propagation de l'onde (le front d'onde).

4 Il s'agit ici de la méthode inspirée de l'imagerie médicale utilisée pour construire le modèle tomographique.

5 On définit la pente de Clapeyron comme la variation de pression (ou de profondeur) sur la variation de température (dP/dT).

6 Les sismologues utilisent le fait que les ondes sismiques peuvent se réfléchir ou se convertir en d'autres types d'ondes lorsqu'elles rencontrent une discontinuité pour retrouver la profondeur de cette discontinuité.

7 L'asthénosphère est une couche du manteau ductile, située sous la lithosphère rigide, qui constitue la plaque tectonique. Sa capacité à fluer permet le déplacement de la lithosphère qui flotte sur elle.

Zone de transition : un filtre chimique possible

Un paramètre qui pourrait jouer un rôle clé pour réconcilier observations sismologiques et géochimiques est la teneur en eau des roches du manteau. Bien qu'en concentrations très faibles, des quantités importantes d'eau sont stockées dans le vaste manteau terrestre. Certains géologues pensent même qu'il contient l'équivalent de la masse des océans présents à sa surface, à savoir 1021 kg ! Aux pressions existant dans le manteau, l'eau se trouve le plus souvent sous la forme d'ions OH- ou H+ qui sont piégés dans les réseaux cristallins des minéraux. La physique des minéraux à haute pression montre que la zone de transition peut dissoudre dix fois plus d'eau que l'olivine ou la pérovskite qui sont les minéraux dominants au-dessus et au-dessous.

Les recherches réalisées à l'université de Bristol [8] ont montré que ce changement de solubilité augmente l'épaisseur de la zone sur laquelle le changement de phase s'effectue. La discontinuité à 410 km, dont l'épaisseur est de quelques kilomètres en milieu sec, pourrait dépasser les 20 km d'épaisseur dès lors que 0,5% d'eau sont présents dans la roche. L'eau pourrait expliquer le fait que la discontinuité à 410 km ne soit parfois pas détectée dans certaines études sismologiques. Une discontinuité trop épaisse peut être vue par des ondes sismiques à haute fréquence comme un simple gradient de vitesse qui ne convertit et ne réfléchit plus les ondes à haute fréquences !

Deux chercheurs de l'université de Yale, Dave Bercovicci et Sun-ichiro Karato, ont proposé en 2003 un modèle original permettant de réconcilier les signatures géochimiques distinctes des basaltes des îles océaniques et des dorsales avec les observations géophysiques qui suggèrent de larges échanges de matière entre manteau inférieur et supérieur [1]. D'après eux, une quantité importante d'eau entraînée par les plaques plongeantes océaniques serait transportée puis piégée dans la zone de transition. L'injection de plaques froides au niveau des zones de subductions serait compensée par un écoulement lent (quelques millimètres par an) du manteau selon un mouvement d'ensemble vertical ascendant. Ce mouvement serait communiqué aux minéraux présents dans la zone de transition, notamment à la wadsleyite. Du fait du changement de solubilité, celle-ci libérerait la plus grande partie de son eau lorsqu'elle se transformerait en olivine vers 410 km de profondeur. L'eau ainsi évacuée abaisserait la température de fusion des roches et permettrait le développement d'une zone de fusion partielle au-dessus de la discontinuité à 410 km. Plusieurs résultats expérimentaux suggèrent que le magma ainsi généré resterait piégé au-dessus de la discontinuité à 410 km jusqu'à ce qu'une plaque plongeante l'entraîne à nouveau dans le manteau profond. Cette couche de fusion partielle agirait alors comme un filtre géochimique, en piégeant les éléments ‘‘incompatibles'', qui se concentreraient dans la phase liquide. La matière qui poursuivrait son lent écoulement vertical ascendant au-dessus de la couche de fusion partielle serait donc appauvrie en éléments incompatibles. Elle serait à l'origine des roches échantillonnées au niveau des rides océaniques. Du fait de leur vitesse de montée beaucoup plus élevée (de 1 à 100 cm/an), les panaches mantelliques n'auraient pas le temps de subir le même lessivage durant leur traversée de la zone de transition. Il n'y aurait donc pas de fusion partielle au-dessus de la discontinuité à 410 km à proximité des panaches (figure 4), ce qui expliquerait que l'appauvrissement en éléments incompatibles n'est pas observé pour les basaltes des îles océaniques !

La présence de fusion partielle réduisant considérablement la vitesse des ondes sismiques, les sismologues s'attendent à trouver une couche à faible vitesse là où il y a fusion partielle. Lorsque le modèle de Bercovicci et Karato à été publié en 2003, deux sismologues de l'Institut de Physique du Globe de Paris, Lev Vinnik et Véronique Farra, avaient déjà détecté la signature sismique de ce qui pourrait être une couche de fusion partielle située au-dessus de la discontinuité à 410 km. Au cours des dernières années, les études sismologiques pour détecter cette couche à faible vitesse se sont multipliées, avec des résultats... déconcertants ! Il n'est par exemple pas encore établi à ce jour que cette couche ait un caractère global : certaines études [7] ont même associé sa présence a du volcanisme récent situé au voisinage de vieux boucliers précambriens8, en contradiction avec le modèle de Bercovicci et Karato, qui prévoit que la couche n'existe pas à proximité des points chauds !

Un autre problème est que Bercovicci et Karato prévoyaient une couche relativement fine (moins de 10 km d'épaisseur) située juste au-dessus de la discontinuité à 410 km, alors que les sismologues voient plutôt une couche située vers 350 km de profondeur, dont l'épaisseur varie entre 30 et 100 km ! Les travaux récents réalisés à l'École Normale Supérieure de Lyon par l'équipe de Yanick Ricard [3] suggèrent cependant que l'effet de la gravité qui, du fait du poids élevé du magma, aurait tendance à favoriser la formation d'une fine couche de roches fondues, pourrait être contrebalancé par les forces de capillarité présentes à la frontière des grains. L'amplitude de ces forces variant fortement avec la taille des grains et la viscosité de la matrice, qui peuvent également varier considérablement dans le manteau, les chercheurs commencent à entrevoir comment des couches à faibles vitesses épaisses et dont l'épaisseur varie rapidement peuvent se former...

8 Il s'agit des régions les plus anciennes des continents (la croûte continentale y est plus vieille que 500 millions d'années). On trouve en général sous ces régions une lithosphère épaisse de plus de 200 kilomètres.

Références

  • [1] D. Bercovici, Karato S., 2003. Whole mantle convection and transition-zone water filter. Nature 425, 39-44. doi:10.1038/nature01918, pdf
  • [2] É. Debayle, Kennett B., Priestley K., 2005. Global azimuthal seismic anisotropy and the unique plate-motion deformation of Australia. Nature 433, 509-512. doi:10.1038/nature03247
  • [3] S. Hier-Majumder, Ricard Y., Bercovici D., 2006. Role of grain boundaries in magma migration and storage. Earth Planet. Sc. Lett. 248, 735-749. doi:10.1016/j.epsl.2006.06.015, pdf
  • [4] K. Hirose, 2002. Phase transitions in pyrolitic mantle around 670-km depth: Implications for upwelling of plumes from the lower mantle, J. Geophys. Res., 107(B4), 2078. doi:10.1029/2001JB000597
  • [5] J. Ritsema, H. J. v. Heijst, J. H. Woodhouse, 1999. Complex shear wave velocity structure imaged beneath Africa and Iceland, Science 286, 1925-1928. doi:10.1126/science.286.5446.1925
  • [6] B. Tauzin, É. Debayle, G. Wittlinger, 2008. The mantle transition zone as seen by global Pds phases: No clear evidence for a thin transition zone beneath hotspots. J. Geophys. Res. 113. doi:10.1029/2007JB005364, pdf
  • [7] L. Vinnik, V. Farra, 2007. Low S velocity atop the 410-km discontinuity and mantle plumes. Earth Planet. Sc. Lett. 262, 398-412. doi:10.1016/j.epsl.2007.07.051, pdf
  • [8] B.J. Wood, 1995. The effect of H2O on the 410-kilometer discontinuity, Science, 268, 74-76. doi:10.1126/science.268.5207.74