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Article | 03/11/2015

A-t-on vraiment découvert de l'eau liquide sur Mars ? Décryptage.

03/11/2015

Patrick Thollot

ENS de Lyon - Laboratoire de Géologie de Lyon

Olivier Dequincey

ENS de Lyon / DGESCO

Résumé

Suite à l'annonce de la NASA du 28 septembre 2015, ce qu'il y a vraiment de nouveau à propos de l'eau sur Mars, ce que l'on savait et ce qu'apporte la détection de perchlorates associés à des structures d'écoulement (RSL) à la surface de Mars.


C'est une conférence de presse de la NASA, organisée le 28 septembre 2015, qui a été à l'origine d'une déferlante médiatique : de l'eau liquide coulerait sur Mars de nos jours. Extraordinaire ! Oui mais... ce message, relayé par la plupart des médias, manquait pour le moins de pondération.

À l'origine de la conférence de presse, on trouve les résultats d'une étude menée par Lujendra Ojha (du Georgia Institute of Technology à Atlanta) et une équipe internationale de chercheurs, résultats publiés le même jour dans un article de la revue Nature Geoscience, Spectral evidence for hydrated salts in recurring slope lineae on Mars.

Bien qu'une « activité aqueuse contemporaine » soit proposée, ce qu'annonce cet article n'est "que" la détection de sels hydratés associés à des « traces de pente saisonnières », traces déjà reconnues depuis 2011 (cf. De l'eau coule-t-elle chaque été sur les pentes ensoleillées de l'hémisphère Sud de Mars ?). C'est certes plus complexe à rapporter que le fait que de l'eau coule, mais ce n'est surtout pas la même chose. C'est donc l'occasion de faire à nouveau le point sur l'étude de l'eau sur Mars, qui semble passionner les médias (ils ont raison !), mais ne pas stimuler énormément leur mémoire (ce qui est dommage).

Retour vers le futur

Commençons par une mise en perspective historique de cette découverte, car cela fait très longtemps que l'on étudie l'eau sur Mars, et les médias semblent avoir la mémoire courte en annonçant tous les 6 mois le scoop de la « découverte d'eau sur Mars » sous une forme ou une autre.

Déjà l'astronome William Herschel, à la fin du XVIIIème siècle, avait proposé que les calottes polaires de Mars (figure ci dessous), qui avaient déjà été observées par Cassini au siècle précédent, étaient constituées de neige et de glace.

Dessin d'observation de la calotte polaire saisonnière Sud de Mars par William Herschel en 1784

Figure 1. Dessin d'observation de la calotte polaire saisonnière Sud de Mars par William Herschel en 1784

Herschel proposa qu'il s'agissait de neige et de glace (d'eau). Bien qu'il s'agisse en réalité d'une calotte de glace carbonique dans le cas de la calotte Sud, c'est à ma connaissance la première observation documentée proposant la détection d'eau sur Mars.

W. Herschel, 1784. On the Remarkable Appearances at the Polar Regions of the Planet Mars, the Inclination of Its Axis, the Position of Its Poles, and Its Spheroidical Figure; With a Few Hints Relating to Its Real Diameter and Atmosphere, Philosophical Transactions of the Royal Society of London, 74, 233-273.


Au tournant des XIXème et XXème siècles, l'astronome Percival Lowell passa même des années à cartographier ce qu'il croyait être des canaux construits par une civilisation martienne amenant l'eau de fonte des calottes polaires vers les autres régions de la planète... des canaux qui n'existaient pas ! Plus récemment, dans les années 1960, l'astronome français Dollfus parvint à mesurer la teneur en vapeur d'eau de l'atmosphère martienne grâce à un télescope installé sur un sommet des Alpes Suisses (à 3571 m), en plein hiver. Le choix d'un observatoire en altitude (moins d'atmosphère au-dessus de lui) et en hiver à très basse température (peu de vapeur d'eau atmosphérique) lui assurait de pouvoir détecter de la vapeur martienne et non pas terrestre.

Audouin Dollfus observant l'atmosphère martienne depuis le massif du Jungfraujoch en janvier 1963

Figure 2. Audouin Dollfus observant l'atmosphère martienne depuis le massif du Jungfraujoch en janvier 1963

Audouin Dollfus, 1964. L'eau sur Vénus et Mars, L'Astronomie, 78, 41.


Depuis l'avènement de l'exploration spatiale on a pu mesurer la température et la composition de la surface des calottes polaires de Mars, et plus récemment depuis 2006, grâce à des radars embarqués, la composition des calottes dans leur épaisseur. Il s'agit en majorité de glace d'eau : il y a à chaque pôle de Mars une calotte comparable en volume à celle du Groenland sur Terre, avec de la glace propre et blanche au Nord, glace sale de couleur "sol" au Sud. Une grande quantité d'eau donc, mais gelée.

J'en profite pour rappeler qu'il se forme aussi, par dessus ces calottes de glace, une calotte saisonnière de glace carbonique qui se condense au sol en hiver et se sublime (passe directement de solide à gaz) vers l'atmosphère en été (sublimation totale au Nord, mais laissant une calotte résiduelle de glace de CO2 au Sud). Herschel avait en fait observé les changements des calottes de glace carbonique, et non des calottes de glace d'eau.

On a aussi montré que le sous-sol des régions polaires martiennes est enrichi en glace d'eau quasi-pure sur au moins 1 m d'épaisseur, d'abord part déduction à partir d'observations orbitales, ensuite confirmées par un atterrisseur, Phoenix, qui a creusé dans le sol et révélé la glace (cf. Phoenix photographie, creuse et analyse le sol de Mars depuis 1 mois).

Enfin on sait depuis une dizaine d'années, grâce aux sondes en orbite, qu'il y a dans les roches sédimentaires martiennes une grande quantité d'eau piégée depuis des milliards d'années, dans des minéraux hydratés comme des argiles. Le rover Curiosity a démontré la présence de ces argiles in situ après son atterrissage sur Mars en 2012 (cf. Les travaux et résultats de Curiosity, de mi-février à début-septembre 2013).

En ce qui concerne l'eau « qui coule », il faut distinguer l'eau liquide passée et actuelle.

Fréquemment rappelés sur ce site (cf., par exemple, L'eau sur Mars : le point des connaissances avant les nouveaux résultats des sondes Spirit, Opportunity et Mars Express et L'eau sur Mars, bilan fin 2007), les indices d'eau liquide passée sont nombreux et connus depuis les premières missions spatiales : Mariner 9 en 1972 et Viking en 1976 ont observé des chenaux de débâcle gigantesques et des réseaux de rivières asséchées, formés il y a plusieurs milliards d'années.

Les images plus détaillées de la mission Mars Global Surveyor, à partir de 1997, on révélé des traces d'écoulements manifestement beaucoup plus récents, mais aussi beaucoup plus réduits en étendue. Il s'agit de ravines de quelques centaines de mètres à quelques kilomètres de long, sur les pentes de certains cratères notamment. Elles sont semblables à celles qu'on trouve en climat périglaciaire sur Terre, comme en Antarctique. Des modèles climatiques montrent que ces ravines peuvent avoir été formées par l'écoulement d'eau liquide issue de la fonte de neige ou de glace de sous-sol lors d'une période au climat légèrement différent de l'actuel, dans les derniers millions d'années. Les changements climatiques invoqués entre la période actuelle et celles formant ces ravines ressemblent un peu aux périodes glaciaires et interglaciaires sur Terre. À quelques millions d'années près, au hasard des "périodes glaciaires" martiennes récentes, nous pourrions observer des ravines actives ou non. Nous nous trouvons "hélas" dans le cas négatif. Quoique... puisqu'il a été observé, depuis 2006, l'apparition de traces "fraîches" plus brillantes que le reste du terrain sur de rares sites parmi ceux où ces ravines sont présentes (cf. De l'eau liquide très près de la surface de Mars, rajeunissement des âges martiens du fait d'un bombardement météoritique beaucoup plus important qu'on ne le pensait).

Observation de ravines martiennes récentes publiée en 2000

Les traces qui font l'objet des récentes effusions médiatiques ont été annoncées pour la première fois en 2011 (et ont d'ailleurs fait un buzz similaire à ce moment là) grâce aux observations d'une caméra à très haute résolution, HiRISE, capable de distinguer des objets de seulement 1 mètre de large. Ce sont des traces sombres allongées le long des pentes de certains reliefs (cratères ou autres), au grand maximum de quelques centaines de mètres de long, et de seulement un à quelques mètres de large.

Le caractère original de ces traces est que leur présence dépend de la saison, mais qu'elles semblent se répéter d'une année sur l'autre. Afin d'utiliser un terme uniquement descriptif, sans suggérer d'interprétation, on les a nommées « recurring slope linae » ou RSL, ce qui signifie à peu près « linéaments de pente répétitifs ».

RSL se développant au cours de l'été de l'année martiennes 30 sur les pentes du cratère Newton, situé dans l'hémisphère Sud

Figure 4. RSL se développant au cours de l'été de l'année martiennes 30 sur les pentes du cratère Newton, situé dans l'hémisphère Sud

Les RSL de développent en "dévalant" une pente, de la droite vers la gauche de l'image.


Les changements saisonniers semblaient indiquer un processus actif actuellement, et cette découverte avait été commentée sur Planet-Terre en 2011 : De l'eau coule-t-elle chaque été sur les pentes ensoleillées de l'hémisphère Sud de Mars ?).

Un processus actif sur Mars n'est pas une nouveauté : on connaît depuis l'époque des télescopes des tempêtes de poussière, et depuis celle de l'exploration spatiale des tourbillons de poussière, régulièrement observés par les rovers et les caméras en orbite. On a aussi récemment observé des "avalanches" de poussière et de glace sur les pentes des calottes polaires.

En revanche l'allongement progressif, sur plusieurs jours (contrairement à une avalanche de débris) et le caractère saisonnier (température changeante) laissait supposer un rôle, au moins déclencheur, d'une substance volatile et aux propriétés physiques changeant avec la température... ce qui est le cas de l'eau, mais aussi du dioxyde de carbone.

Une stratégie d'observation systématique qui a porté ses fruits

Depuis 2011, afin de rechercher des indices sur la nature des processus à l'œuvre dans la formation de ces RSL, un effort d'observation systématique de ces linéaments a donc été fait au cours des saisons martiennes qui se sont succédées (2 années martiennes de puis 2011). On a observé à la fois avec la caméra à haute résolution HiRISE et avec un imageur hyperspectral, CRISM, dont les pixels au sol font 20 mètres de large, mais où l'on obtient pour chacun un spectre infrarouge susceptible de nous renseigner sur la composition du matériel exposé à la surface. Il faut savoir que les spectres en infrarouge permettent de détecter efficacement les glaces, l'eau et les minéraux hydratés.

Ce sont les résultats issus de ces spectres qui viennent d'être publiés. Contrairement à ce qui a été souvent répété par les médias, les résultats ne montrent pas la présence d'eau liquide. Les auteurs insistent d'ailleurs sur ce résultat négatif (qui pourrait s'expliquer, entre autres, par l'horaire d'observation fixe, en début d'après-midi, c'est à dire au moment le plus sec de la journée).

En revanche, d'après les auteurs de l'étude, les spectres montrent la présence à la saison chaude de "sels" hydratés particuliers, des perchlorates, associés aux RSL.

Des perchlorates ont été reconnus sur Mars pour la première fois en 2008 par l'atterrisseur Phoenix, et, depuis, détectés par le rover Curiosity. Les résultats des expériences Viking de 1976 ont été interprétés en leur temps comme pouvant être dus à la présence de peroxydes (les perchlorates sont des peroxydes de chlore) et sont compatibles avec la présence de perchlorates aux sites d'atterrissage Viking (les sondes Viking n'avaient pas la capacité analytique de détecter de tels perchlorates). Les perchlorates sont donc des sels relativement courants sur Mars.

Les signatures spectrales de perchlorates publiées récemment sont changeantes au cours des saisons, et les auteurs de l'article proposent que ces variations puissent être le reflet d'un cycle de dissolution et précipitation des perchlorates par de l'eau liquide. Des sels de perchlorates déshydratés présents dans le sol seraient dissous par de l'eau, les solutions liquides de perchlorates ainsi formées s'écouleraient ensuite, mais s'évaporeraient rapidement, redéposant les sels plus loin et dans un état plus hydraté. Cet état "frais" des perchlorates hydratés serait celui détecté dans les spectres CRISM.

Un regard critique sur les données et leur interprétation

Sans diminuer la qualité du travail effectué par cette équipe, qui est remarquable, il faut ici souligner que les spectres publiés ne sont pas tous aussi convaincants que les auteurs ne le soutiennent...

Deux spectres CRISM obtenus sur des RSL du cratère Horowitz

Figure 5. Deux spectres CRISM obtenus sur des RSL du cratère Horowitz

Spectres en noir, dans le cadre "c", à droite, et localisation de leur pixel source sur des images HiRISE à haute résolution. Le carré blanc (cadres "a" et "b") indique la position la plus probable du pixel CRISM, les "moustaches" blanches horizontales et verticales indiquent la fourchette d'emplacement possible.

L'intégralité des 2 pixels ne semble pas entièrement couverte par une traînée de RSL, ce qui affaibli tout signal éventuel spécifique sur les RSL. Le spectre b, notamment, est cependant relativement convaincant en comparaison avec une simulation d'un mélange entre sol martien et des sels de perchlorates (spectres colorés).


Comme le montre la figure ci-dessus, les spectres CRISM des RSL sont issus de pixels qui sont plus larges que les RSL eux-mêmes : le signal de tout composé spécifique aux RSL est donc nécessairement très faible dans ces spectres.

Avant de le faire ressortir, il faut de plus corriger ces spectres de la contribution de l'atmosphère (ce qui a été fait dans les spectres ci-dessus). Or, le gaz carbonique, constituant majeur de l'atmosphère martienne, a la fâcheuse propriété d'avoir une signature similaire à certains perchlorates, mais à l'envers ! Ainsi, si l'on dose mal la correction atmosphérique appliquée, on peut confondre un artefact d'analyse avec un véritable signal issu de la surface de Mars. Votre serviteur, qui travaille sur des spectres de cet instrument depuis 2007, n'est réellement convaincu que par le spectre "b" ci-dessus, qui n'est pas le seul présenté dans l'article... L'interprétation pourrait, sans excès de prudence, laisser plus de place au doute sur les autres.

Pour nous faire avocat du diable, la présence de rares signatures de perchlorates visibles de façon saisonnière ne signifie pas nécessairement la modification de ces sels, que ce soit à l'état solide ou via dissolution et reprécipitation. Les spectres infrarouges sont extrêmement sensibles à la présence d'une couche de matériel absorbant la lumière : une couche même très fine (quelques centaines de micromètres) est susceptible de masquer de faibles signatures spectrales. Or tous les sites observés au sol par les rovers sont caractérisés par un cycle de dépôt de poussière plus ou moins saisonnier. Il en est peut-être de même pour les sites de ces RSL. Cela étant, il faut reconnaître que l'allongement progressif des RSL au cours d'une saison plaide contre un simple retrait de poussière, qui devrait affecter l'ensemble de la pente, et non être circonscrit d'abord aux secteurs amont des RSL, avant d'affecter l'aval.

Un autre point de réserve, lié à la démarche démonstrative, est plus insidieux, et concerne les biais observationnels de cette étude. En effet, d'une part, les localités présentant des RSL ont manifestement été scrutées avec une insistance que n'a jamais reçue aucun site où elles ne sont pas présentes, et seuls quelques rares pixels CRISM présentent une signature particulière sur des RSL. D'autre part, nous pensons maintenant, notamment grâce aux analyses de atterrisseurs et rovers, que la présence de perchlorates dans le sol de Mars est fréquente, voire peut-être systématique (au moins en faible quantité). Ne pourrait-on pas, au prix d'un effort de recherche équivalent à celui mené sur les RSL, repérer sur Mars d'autres localités, sans RSL, mais présentant les mêmes signatures de perchlorates ? Si oui, le lien de causalité proposé entre les deux ne serait plus qu'une coïncidence !

L'interprétation des auteurs reste cependant tout à fait recevable, et même s'il faudrait peut-être encore la considérer comme une hypothèse de travail plutôt que comme un fait démontré, c'est le "jeu" de la recherche actuelle de présenter ainsi les choses.

Un lien entre l'agenda de la NASA et le bruit médiatique ?

Néanmoins, étant données toutes ces réserves scientifiques, le volume du buzz sur cette publication, apparemment orchestré par la NASA, n'est pas vraiment justifié. Il est d'ailleurs presque agaçant de voir des dépêches au sujet de l'eau sur Mars, tombant en moyenne tous les 6 mois, systématiquement reprises en cœur par les médias comme la dernière nouveauté ! Même si, tant que les médias tombent dans le panneau, la NASA aurait tort de se priver.

Il ne serait pas surprenant que, derrière ces effets d'annonce répétés, se cache un objectif plus "politique", visant à soutenir le budget de l'agence, qui ne fait pas de secret de ses ambitions d'exploration humaine de Mars. Voir par exemple à ce sujet la rubrique Journey to Mars (voyage vers Mars) de son site internet, en anglais, ou l'annonce en octobre 2015 de la conclusion de la conception technique et industrielle de son nouveau lanceur lourd, susceptible d'envoyer des charges utiles très massives vers la planète rouge, dont la fabrication du démonstrateur a déjà commencé (en anglais, NASA Completes Critical Design Review for Space Launch System).

Même si la cause est légitime, la fin justifie-t-elle les moyens ? On peut en effet penser que la NASA joue à un jeu dangereux car le grand public pourrait finir par se rendre compte qu'on abuse de sa crédulité (c'est déjà le cas d'un certain nombre de journalistes scientifiques). Le risque serait alors de voir son engouement pour l'exploration spatiale retomber... suivi de près par le budget alloué aux programmes d'exploration de l'agence.

Il y a "eau liquide" et eau liquide !

Une des questions récurrentes au cours du buzz médiatique qui a suivi l'annonce du 28 septembre 2015 portait sur la possibilité éventuelle pour des explorateurs futurs d'aller exploiter cette "eau liquide". Est-ce bien réaliste ? Même abandonné « seul sur Mars » comme le héros du blockbuster hollywoodien ainsi intitulé (sorti le 21 octobre 2015), un explorateur serait bien mal avisé de boire cette "eau" !

Premier problème : la température des solutions. Les maxima de température pour les zones à RSL ne dépassent parfois pas -25°C ! Pour faire des solutions d'eau liquide à cette température il faut nécessairement une dose non négligeable d'"antigel".

Le sel "classique" (chlorure de sodium, NaCl) est connu pour son effet dépresseur du point de fusion de la glace d'eau : on l'utilise ainsi pour dégeler les routes de France en hiver. Au Canada, où les températures hivernales sont plus basses, on utilise même d'autres chlorures : KCl, MgCl2 ou CaCl2, qui abaissent encore plus le point de fusion. Sur les RSL, les sels détectés sont des sels de perchlorates de sodium ou de magnésium. Ce sont des sels dont l'anion (négatif) est le perchlorate ClO4-. Ces sels ont la propriété d'abaisser le point de fusion de l'eau jusqu'à -40°C (sodium) à -70°C (magnésium) à forte concentration. Il est donc probable que les écoulements de solutions salées, s'ils sont avérés, se font à une température bien inférieure à 0°C !

Deuxième problème : la quantité d'eau. Les solutions invoquées pour des écoulements à si basse température sont tellement riches en sels de perchlorates qu'il s'agit peut-être non pas de solutions, ni même des saumures, mais de sels dits "déliquescents", c'est-à-dire dans un état d'hydratation très poussé, qui les rend fluides, mais toujours très visqueux : cela "coule", mais très lentement, à la limite entre sels solides et solutions liquides.

Troisième problème : la nature chimique de ces sels de perchlorate et les propriétés associées. Le perchlorate est un oxydant extrêmement fort. Le composé courant le plus proche d'une solution de perchlorate n'est autre que l'eau de javel, qu'il ne viendrait à l'idée de personne de boire ! Ces propriétés oxydantes expliquent aussi l'utilisation d'un perchlorate, le perchlorate d'ammonium, dans des explosifs (munitions) et propulseurs (missiles ou même les accélérateurs à poudre de la fusée Ariane). C'est enfin aussi un perturbateur thyroïdien reconnu. Dans l'exploitation des ressources en eau sur Terre, les perchlorates sont considérés comme des polluants qui rendent les eaux impropres à la consommation, même à très faible dose, alors à la concentration probable dans les RSL...

Finalement, on est très loin d'une eau de source terrestre, et cette "eau" ne constituera probablement pas une ressource très intéressante pour les explorateurs dans un futur proche. Il restera longtemps plus facile d'envoyer des explorateurs avec une dose d'eau initiale suffisante pour leur séjour et de la recycler (ce que l'on fait déjà sur l'ISS, à plus de 90%). Sauf bien sûr à réellement coloniser Mars, mais ce n'est pas pour demain.

Les perchlorates absorbent probablement l'humidité de l'atmosphère

Nous savons que l'atmosphère de Mars est extrêmement sèche depuis les mesures de Dollfus (voir plus haut) dans les années 60, et les premières missions orbitales qui ont suivi. Mais l'humidité n'est pas nulle.

En n'importe quel point de la planète, quelle que soit la saison, la quantité totale de vapeur d'eau présente dans l'atmosphère ne dépasse jamais l'équivalent de 50 micromètres de précipitations (sur Terre l'unité habituellement utilisée n'est pas le micromètre mais le millimètre ou le centimètre) !

Il y a donc plusieurs ordres de grandeur de différence : l'atmosphère de Mars est plus sèche que le plus sec des déserts terrestres, les vallées sèches de l'Antarctique. La totalité de l'eau présente dans toute l'atmosphère de toute la planète Mars, environ 1 km3, n'atteint pas la quantité disponible dans un seul glacier des Alpes, comme la Mer de Glace, ou dans un seul lac alpin, comme le lac d'Annecy ! C'est très, très peu.

En revanche les sels de perchlorates ont une affinité extrême pour l'eau. En raison de leurs propriétés chimiques, ils peuvent absorber plusieurs fois leur masse en eau, comme le chlorure de calcium, un desséchant courant. Ce faisant, ils incorporent des molécules d'eau dans leur réseau cristallin, incorporation qui peut aller jusqu'à effondrement de ce dernier sur lui-même, formant une solution aqueuse extrêmement concentrée. On nomme ce processus la déliquescence.

La quantité d'eau absorbée par les perchlorates augmente avec l'humidité relative du milieu (sol et atmosphère). L'humidité relative est le ratio entre la concentration en vapeur d'eau de l'atmosphère et la concentration maximale que l'atmosphère pourrait contenir à une température donnée. Cette concentration maximale diminue avec la température : de l'air froid ne peut contenir autant de vapeur que de l'air chaud. Malgré les teneurs très faibles en eau dans l'atmosphère de Mars, la température étant extrêmement basse, l'humidité relative de l'atmosphère est "facilement" élevée, souvent jusqu'à saturation. On observe ainsi la condensation de glace à partir de la vapeur, que ce soit en altitude, où l'on observe fréquemment des nuages (cf. figure ci dessous), ou près du sol (les brouillards sont fréquent dans certaines régions, du givre a été observé au sol au petit matin par Viking 2, cf. figure ci-dessous).

Figure 6. Le Mont Olympus entouré de nuages d'altitude

Montage d'images Viking, colorisé à la main.


Givre au petit matin sur Utopia Planitia, quelques jours avant le solstice l'été de l'hémisphère Nord

Il est ainsi fort probable que là où il y a beaucoup de perchlorates dans le sol, ils absorbent l'eau de l'atmosphère à forte humidité relative (probablement la nuit), jusqu'à entrer en déliquescence. Avec l'augmentation de température en début de journée, il pourrait se former des solutions aqueuses très concentrées dont le point de fusion serait assez bas pour qu'elles soient liquides et le restent assez longtemps pour s'écouler sur quelques centimètres à quelques mètres avant que l'eau ne s'évapore. Le cycle pourrait ainsi se répéter d'un jour à l'autre, formant des RSL s'allongeant au cours de la saison chaude.

Une exploration in situ n'est pas encore envisagée

Des RSL sont suspectés sur le Mont Sharp, dans le cratère Gale, "relativement" près du rover Curiosity. Il a donc été proposé par certains commentateurs que Curiosity puisse aller voir ces RSL de plus près... La distance à couvrir reste cependant beaucoup trop longue pour qu'on puisse espérer atteindre les RSL du Mont Sharp au rythme auquel le rover se déplace depuis le début de sa mission.

De plus, il n'est pas vraiment souhaitable d'approcher Curiosity des RSL.

Il faut savoir que des règles de protection des planètes ont été établies par une organisation de l'ONU, le Comité sur la Recherche de l'Espace (CoSpaR). Ces règles interdisent notamment de risquer de contaminer de potentiels "habitats" martiens par des micro-organismes terrestres (et inversement !), car une telle contamination interdirait ensuite toute étude d'éventuels organismes "autochtones".

Un problème avec Curiosity est que le niveau de stérilisation appliqué ne correspond pas à celui que l'on pratiquerait pour une mission dont l'objectif serait de détecter de la vie martienne : Curiosity est un robot "géologue" et non "exobiologiste". Il n'est donc pas assez stérilisé pour approcher une zone martienne potentiellement habitable sans risquer de la contaminer avec de la vie terrestre.

En fait, comme certains journalistes scientifiques l'ont rapporté, et malgré des procédures de stérilisation drastiques, une rupture du protocole de protection planétaire suivi pour Curiosity, peu avant le lancement, a fait que ce rover ne répond même pas au niveau de stérilisation qu'il devrait avoir pour un robot "géologue". Alors que le rover avait déjà subi les étapes de stérilisation, des techniciens ont pu y accéder pour effectuer une manipulation non prévue à l'origine.

La tête de forage du bras articulé de Curiosity est amovible afin de pouvoir être remplacée, par exemple si elle se coince dans un affleurement : le rover peut l'abandonner et la remplacer. Curiosity devait à l'origine arriver sur Mars sans tête de forage en place et "piocher" la première dans sa réserve, une boite calée à l'avant du rover, une fois sur Mars. Mais après stérilisation, on a réalisé qu'il y avait un risque que la première tête de forage ne se mette pas bien en place sur Mars. Pour supprimer ce risque, des techniciens ont accédé au rover, ont pris une tête de forage et l'ont mise en place à la main avant le décollage. Le problème est que ces techniciens étaient évidemment moins bien stérilisés que le rover : ils ont donc en partie contaminé les têtes de forage, au moins.

C'est ennuyeux pour deux raisons. La première : si on cherche à détecter des organismes martiens prélevés dans le sol avec un forage, il y a des chances que l'on détecte avant... des spores ou restes de bactéries terrestres clandestines sur la tête de forage ! La deuxième : la contamination ayant pu affecter d'autres zones du rover (un lancement de fusée, ça secoue !), Curiosity porte peut-être des spores ou restes de bactéries terrestres n'importe où, et risque d'en déposer sur son passage. Si ce passage inclut un écoulement d'eau liquide sur des RSL (si l'hypothèse la plus optimiste est réalisée), on peut imaginer, malgré une probabilité infime, qu'un micro-organisme terrestre s'y installe et s'y multiplie... et à partir de là, si on détecte des signatures indirectes de vie avec Curiosity ou un rover futur, difficile de conclure pour autant à une apparition indépendante de la vie sur Mars et sur la Terre !

Pour conclure

L'eau liquide sur Mars coule peut-être actuellement, mais de façon très transitoire, dans des lieux spécifiques, en quantité très faible, et avec une composition chimique exotique la rendant impropre à la consommation.

La nouvelle annoncée le 28 septembre 2015 est une pierre supplémentaire à l'édifice de compréhension de la planète rouge. C'est aussi un bel exemple de démarche scientifique. Une observation qui pose question (les RSL), une série d'hypothèses proposées (écoulements liquides, déliquescence de sels, etc), une stratégie de recherche avec la recherche systématique d'un signal spectral au cours des saisons, aboutissant à la détection de perchlorates, et à l'isolation d'une des hypothèses explicatives. En revanche, le volume médiatique pris par cette découverte a largement dépassé son importance réelle. Un certain nombre de contresens ont même été faits par de nombreux médias.

Quoi qu'il en soit, dans la perspective de la recherche de potentiels habitats contemporains pour la vie martienne, les RSL (inconnus avant 2011), sont maintenant confirmés parmi les objets les plus intéressants ! Il reste cependant beaucoup à faire pour comprendre avec certitude leur formation.

Il faut donc maintenant poursuivre leur étude. Celle-ci pourrait être améliorée par un suivi saisonnier systématique par un spectromètre imageur en orbite à plus haute résolution que CRISM, et culminer par des analyses in situ par un rover. Ces deux approches ne sont pour l'instant pas proposées dans les projets de la NASA ou de l'ESA, mais pourraient l'être dans un futur proche...