Article | 08/02/2017
Les chirats : des éboulis... qui n'en sont pas
08/02/2017
Résumé
Les chirats, des rivières de roche qui ne sont ni des éboulements (comme celui du Mont Granier), ni des coulées de lave (comme celle du Puy de Côme) mais un modelé périglaciaire.
Table des matières
- Observation de quelques chirats du Pilat
- Pourquoi les chirats ne sont pas de "simples" éboulis : comparaison avec l'éboulement récent du Granier, en Chartreuse
- Mécanismes à l'origine de la formation des chirats
- Les chirats offrent de belles observations de succession écologique gouvernée par la disponibilité en eau et la pédogenèse
- Conclusion
- Bibliographie
Observation de quelques chirats du Pilat
Le massif du Pilat est situé sur la bordure orientale du Massif Central. Il culmine à quelques 1432 m au Crêt de la Perdrix et est "coincé" entre la vallée du Rhône, à l'Est, et la vallée du Gier, au Nord-Ouest. L'influence climatique y est multiple. Ce massif abrite ainsi des écosystèmes typiques de l'étage subalpin (lande à bruyère), montagnard (hêtraie), collinéen (charmaie, chênaie sessile) et même méditerranéen (chênaie pubescente). Cette diversité écosystémique a été reconnue très tôt et est notamment à l'origine de la création du Parc naturel régional (PNR) du massif du Pilat, en 1974.
Outre la diversité biologique du massif, il est possible d'y trouver de nombreuses roches témoins de son histoire géologique. Ce massif est en effet géologiquement associé à la chaîne hercynienne et de nombreuses "vieilles roches du socle" (granites, gneiss, micaschistes, leptynites...), d'âge variable mais antérieur à 280 Ma, y affleurent ; leur histoire géologique est très complexe et ne fait pas l'objet de ce présent article. Nous allons en effet nous intéresser ici à quelques formations beaucoup plus récentes (moins de 150 000 ans) qui constituent une curiosité géologique locale, quasi-unique en France : les chirats.
Il est à noter que ce double patrimoine biologique et géologique est reconnu jusque dans le logo même du PNR du massif du Pilat, qui représente deux sapins, un hêtre et ... un chirat !
Source - © 2017 PNR du Pilat
Une randonnée autour des crêts du Pilat offre au visiteur un spectacle assez remarquable : de nombreux sommets (1000-1500 m) présentent des sortes "d'éboulis", dénués de végétation. Ces formations sont appelées chirats.
L'étymologie n'est pas claire mais ce mot pourrait signifier "tas de pierre", "pierrier", et dériver du gascon quer signifiant rocher, et ayant également donné "cheire", qui désigne un tas de pierre en auvergnat.
La présence sommitale de ces formations dénudées devrait donc indiquer :
- qu'elles sont récentes, soit quelques dizaines ou centaines d'années (temps qu'il faudrait à la végétation pour les recouvrir, à une altitude de moins de 1500 m). Or, ces formations datent de plusieurs milliers d'années (ce premier point ne peut cependant être facilement vérifié par les observations de terrain ci-dessous, à la différence du point suivant).
- qu'elles proviennent de l'effondrement d'une paroi rocheuse environnante. Or, le point culminant du massif du Pilat, le Crêt de la Perdrix (1432 m) est lui-même situé au sein d'un chirat ! L'absence de corniche rocheuse alentour, en amont, est d'ailleurs le cas le plus fréquent pour les chirats. Il faut donc envisager un autre mode de formation.
Ces "amas rocheux", nombreux dans le Pilat, ne sont pas restreints à celui-ci ; il est possible d'en observer dans le Massif Central français jusqu'en Ardèche (vallée du Doux et de l'Eyrieux comprises) et également dans les Mont-Dore.
Dans le Pilat, les chirats sont le plus souvent situés au sommet, sur les crêts, et ils sont pour l'essentiel situés à une altitude supérieure à 800 mètres. Ils peuvent descendre un peu plus bas pour les versants Nord des chirats les plus septentrionaux. Leur surface occupe régulièrement plusieurs centaines de mètres carrés, soit bien moins que les 23 km2 couverts par le plus grand éboulis que la France historique ait connus : l'éboulement du Granier de novembre 1248 (voir plus loin).
Leur épaisseur est difficile à estimer car il existe peu de coupes naturelles disponibles. Cependant, entre 2 et 6 mètres apparaissent au vu de certains chirats des valeurs plausibles. Les blocs sont, selon les chirats et la roche dont ils sont issus, constitués le plus souvent de micaschistes, de gneiss œillés ou de leptynites (gneiss à grain plus fin et souvent plus clair).
La faible déclivité des chirats, comprise entre une dizaine et une trentaine de degrés, les rapproche de celle des glaciers rocheux. Les glaciers rocheux, comme leur nom l'indique, sont des masses de débris rocheux mélangés à un peu de glace. Ils comportent donc une fraction plus importante de roches que les glaciers noirs (voir à ce propos la comparaison glacier noir / glacier blanc dans La Mer de Glace : grandeur (et décadence ?) d'un glacier alpin).
En France, il est possible de trouver de nombreux glaciers rocheux dans les Pyrénées ou les Alpes, par exemple dans le massif du Combeynot, dans les Écrins. Ces glaciers rocheux avancent à une vitesse d'environ 1 m/an, soit beaucoup plus lentement qu'un glacier "normal".
Sans être des glaciers rocheux (les chirats n'avancent pas d'un mètre par an et sont moins hauts en altitude que les glaciers rocheux, qui sont au-dessus de 2800-3000 m), les chirats ont néanmoins une origine et un mode de maintien en lien avec une activité glaciaire, et ne sont donc en aucun cas des éboulis.
D'autres formations semblent toutefois assez proches des chirats, citons le clapas de Thubiès, en Aveyron, (cf. Le clapas de Thubiès, improprement connu sous le nom de "coulée de lave de Roquelaure", Aveyron) et la tout aussi mal nommée "coulée de lave de Bourrianne" en Haute-Loire (à 30 km au Sud-Sud-Est du Puy-en-Velay), deux "coulées" d'éboulis basaltiques aux caractéristiques proches des chirats (faible déclivité, falaise pas "évidente", absence de végétation).
Pourquoi les chirats ne sont pas de "simples" éboulis : comparaison avec l'éboulement récent du Granier, en Chartreuse
Généralement, un éboulis se forme à l'aplomb d'une corniche, par effondrement d'une partie de celle-ci. Après quelques années (plus ou moins longtemps en fonction de l'altitude, de la pluviométrie, de l'exposition, etc), l'éboulis est recouvert par la végétation, ou même par un autre éboulis. Ce phénomène peut être observé en utilisant les images historiques du Géoportail et en prenant l'exemple de l'éboulement du Granier de 1953.
Le Mont Granier, dans le massif de la Chartreuse, a fait récemment parler de lui par son "énorme" éboulement double ("énorme" aux dire de France 3, qui propose par ailleurs une vidéo de cet éboulement du Granier) d'avril et de mai 2016, ayant libéré près de 100 000 m3 côté Entremont-le-Vieux et moins de la moitié côté Chapareillan.
Cet éboulement de la falaise urgonienne constituant le Mont Granier, aussi énorme soit-il, n'est pas le premier, ni, et de loin, le plus massif. L'éboulement historique (et documenté) le plus important est celui de la nuit du 24 au 25 novembre 1248, qui a causé entre 1000 et 5000 morts selon les sources. Cet éboulement a libéré 150 millions de mètres cubes de roches, soit 1000 fois plus qu'au printemps 2016 ! Les débris de l'éboulement de 1248 ont même atteint le tracé actuel de l'autoroute A43, au Nord, vers Myans. Les restes de cette volumineuse coulée forment aujourd'hui des collines très caillouteuses dans la cluse de Chambéry. Ces collines propices à la viticulture sont appelée "Abymes", ou "Abymes de Myans", et y sont cultivées les AOC d'Apremont et d'Abymes.
Le Granier connut de nombreux autres éboulements, mais dans notre démonstration c'est celui de 1953 qui nous intéresse car il correspond au plus vieil éboulement majeur français dont des photos aériennes soient disponibles sur le Géoportail. Cet éboulement a libéré entre 100 000 et 500 000 m3 de roches, soit possiblement 3 fois plus que l'"énorme" éboulement de 2016. On observe sur les clichés suivants (avant l'éboulement, juste après l'éboulement et sub-actuels) l'impact immédiat de l'éboulement et sa recolonisation par la végétation. On note que ces éboulements, sur le flanc du Nord du Granier, sont particulièrement peu propices (car secs, froids et peu ensoleillés) à une activité végétative intense ; et pourtant, sur une échelle d'un demi-siècle, la succession écologique est manifeste.
On peut comparer ces vues aériennes du Granier à des vues aériennes des chirats sur la même période (correspondant environ aux 50-60 dernières années). Les roches de nature calcaire des éboulis du Granier étant par nature moins propices à la croissance de la végétation qu'un substratum siliceux (tel que rencontré dans le Pilat), on devrait s'attendre à ce que l'eau soit plus retenue au niveau des chirats et que le rythme de croissance soit plus élevé. Et pourtant, il n'en est rien. Les vues aériennes montrent en effet qu'à part de manière très marginale, les chirats actuels et les chirats des années 1960 occupent des positions similaires et que la végétation ne les a pas recouverts.
De plus, alors que les phénomènes gravitaires sont essentiels dans la formation d'un éboulis, ils sont négligeables dans le cas de la majorité des chirats. Ainsi, la pente des chirats, comprise entre environ 10 et 30°, est inférieure à celle qu'on pourrait attendre s'il s'agissait d'un éboulis "classique", avec des pentes variables mais parfois supérieures à 50-60° (voir, plus haut, les flancs du Granier). La formation et la dynamique d'un chirat ne dépendent donc pas uniquement de phénomènes gravitaires.
Enfin, un éboulis comporte souvent les blocs les plus massifs à sa base, alors que souvent les chirats n'ont soit pas de granoclassement visible, soit ont un granoclassement inverse, avec les plus gros blocs en haut de la colonne de roches.
La nature pétrologique des chirats du Pilat, constitués essentiellement de gneiss ou micaschistes, exclut évidemment une origine volcanique directe à ces formations, mais on ne peut s'empêcher de remarquer la ressemblance entre un chirat et certaines coulées de lave scoriacées de type aa. Voir ou revoir à ce propos les articles sur la colonisation des coulées de lave à Hawaï ou La Réunion, La colonisation des coulées de lave par des fougères et des graminées en climat chaud et humide, versant Sud du Kilauea (Hawaii), ainsi qu'en Islande, La colonisation d'une coulée de lave par des mousses en climat atlantique froid, coulée du Lakagigar (Laki), Islande.
La vitesse à laquelle une coulée est recolonisée par la végétation dépend de nombreux facteurs, dont son épaisseur, sa vitesse de refroidissement, et surtout le climat local. Ainsi, une coulée islandaise ne sera pas recouverte d'arbres à la même vitesse qu'une coulée à la Réunion !
Il n'est cependant nul besoin d'aller aussi loin pour observer une coulée de lave en passe d'être recolonisée par la végétation. Il y en a ainsi en France métropolitaine, à l'endroit où elle a connu son volcanisme le plus récent : dans la Chaine des Puys, active de -95 000 à environ -6000 ans. Certains puys sont en effet entourés de coulées rocheuses appelées "cheires" (on retrouve la même étymologie que "chirat" !). Comme les chirats, elles sont caractérisées par des blocs entremêlés mais à l'inverse des premiers, elles finissent après quelques milliers d'années par être recouvertes par de la végétation (alors que, on le rappelle, les chirats sont en l'état depuis au moins 10 000 ans !). Une cheire assez majeure des "volcans d'Auvergne" est celle du Puy de Côme (déjà détaillée dans Géométrie des coulées de laves fluides : île de La Réunion et Chaîne des Puysi et Les trous à glace de la cheire du Puy de Côme (Puy de Dôme)), et, sur le terrain, dans les rares secteurs peu boisés et peu végétalisés, on peut noter la ressemblance avec un chirat. Cette coulée, qui date probablement d'il y a 7600 ans (date de la dernière éruption du Puy de Côme) très majoritairement revégétalisée.
Mécanismes à l'origine de la formation des chirats
Les chirats diffèrent donc des éboulis "classiques" par :
- le plus souvent, l'absence de corniche les alimentant ;
- l'absence continue, depuis 10 à 20 000 ans au moins, de végétation ;
- l'absence, le plus souvent, de phénomènes gravitaires majeurs.
Ils diffèrent également des glaciers rocheux par leur altitude (entre 800 et 1400 m seulement pour les chirats, contre plus de 2500 m pour les glaciers rocheux) et par leur vitesse d'avancement. Ils diffèrent enfin des coulées de lave par leur nature pétrologique et par l'absence de végétation après plusieurs milliers d'années.
Nul besoin de maintenir le mystère plus avant autour de la formation de ces structures géologiques : le mécanisme proposé pour la formation des chirats est essentiellement d'origine glaciaire, ou plutôt péri-glaciaire (les glaciers n'ayant jamais atteint les hauteurs du Pilat au cours de la dernière glaciation du Würm).
L'explication retenue dans la littérature suppose, lors de la dernière période glaciaire (alors que les glaciers alpins atteignaient la vallée du Rhône), la présence d'un front froid péri-glaciaire ayant facilité la formation de névés permanents sur les sommets alentour du Pilat et de l'Est du Massif Central (les chirats sont d'ailleurs actuellement rencontrés à des altitudes toujours supérieures à 800 m).
Les névés sont des masses gelées en hiver et emprisonnant les roches, et peuvent localement se réchauffer en été. Cette alternance de températures est à l'origine d'un processus caractéristique d'érosion des roches en climat froid : la gélifraction (ou cryoclastie), qui démantèle les blocs en place et permet donc la genèse de nouveaux blocs rocheux. Celle-ci, particulièrement intense alors qu'un glacier parcourait la vallée du Rhône, a toujours lieu aujourd'hui, car au-dessus de 800 m, les roches sont sous la couche de neige hivernale qui alterne avec une fonte de surface en été (ou pendant des épisodes de redoux hivernaux). Les roches subissent donc d'importantes variations de températures pouvant induire des fissurations par dilatation / rétraction de la roche (thermoclastie) ou, en cas d'alternace gel / dégel, de l'eau présente dans la roche et ses fissures (cryoclastie, fissuration induite par l'augmentation de volume de l'eau qui gèle). Il est possible d'observer la gélifraction des blocs de surface (qui se fracturent par un processus déjà expliqué, par exemple, dans Galets islandais fracturés par cryoclastie).
La gélifraction agit également dans la profondeur du chirat. En effet, le chirat emprisonne une couche d'air isolante allant jusqu'à parfois quelques mètres d'épaisseur. Cette couche d'air et la couche neigeuse isolante en hiver tamponnent les variations thermiques quotidiennes hivernales et permet la présence d'une couche gelée en permanence en hiver à la base du chirat (glace "vraie" puis permafrost sur les premiers mètres du sol).
Au printemps, la fonte des neiges de surface n'est pas pour autant associée à un réchauffement direct des couches profondes des chirats. En effet (1) la fonte de surface s'accompagne d'un ruissellement important et absorbe de la chaleur, ce qui maintient une couche d'air froid et humide. De plus, (2) l'air frais, circulant lentement entre les blocs, peut évaporer l'eau dans l'épaisseur du chirat, ce qui le rafraîchit encore plus. Ces mécanismes ont été détaillés dans le cas de la cheire de Côme, dans Les trous à glace de la cheire du Puy de Côme (Puy de Dôme).
Ces facteurs, conjugués à l'altitude élevée des chirats, font que la "saison froide" dure longtemps pour un chirat, et la fonte totale des neiges n'a probablement lieu qu'en été. Le ruissellement de surface et la stagnation des eaux plus en profondeur favorisent l'altération chimique des blocs et ameublissent le sol sous-jacent. Sous le poids du chirat, une réorientation des blocs a lieu sur toute l'épaisseur du chirat et une légère migration a lieu, de quelques millimètres par an (soit bien inférieure à celle des glaciers rocheux, de quelques mètres par an, et de celle des glaciers "classiques").
Ce mécanisme de formation permet d'expliquer l'origine du granoclassement inverse parfois observé dans les chirats :
- les blocs, initialement gros, en place, sont petit à petit fragmentés en blocs plus petits ;
- les blocs plus petits peuvent s'immiscer dans la masse du chirat, alors que les plus gros, générés sur place, restent en surface ;
- en profondeur, les roches seraient donc de plus en plus petite taille, pouvant produire un granoclassement inverse.
On comprend donc que les chirats soient peu propices au développement de la végétation :
- la masse rocheuse du chirat, gouvernée par des phénomènes climatiques, est en réorganisation permanente en surface, entre certains blocs nouvellement créés et d'autres s'enfonçant dans la masse ; cela ne peut que perturber la croissance végétale ;
- l'espace entre les blocs est important (jusqu'à quelques dizaines de centimètres en surface, de moins en moins en profondeur) ; ces espaces accumulent de la neige en hiver, et les fontes induisent un ruissellement peu propice à l'accumulation de sables, de silts ou d'argiles susceptibles de former un sol et/ou de retenir l'eau ;
- le sol est présent en profondeur (parfois quelques mètres sous la surface du chirat), mais il est alors trop profond pour que les végétaux puissent s'y fixer et croître jusqu'en surface.
La seule solution des végétaux pour conquérir le chirat est alors soit par "le dessus", depuis la surface du chirat, soit par "le côté", depuis la périphérie du chirat.
Les chirats offrent de belles observations de succession écologique gouvernée par la disponibilité en eau et la pédogenèse
Les chirats constituent des lieux de lutte acharnée entre une végétation "désireuse" de s'installer et des roches en réorganisation quasi-permanente. Les chirats permettent des observations intéressantes concernant les processus de pédogenèse et de succession écologique, et permettent de montrer en quoi ces processus sont gouvernés par la géologie et la disponibilité en eau.
Quand les roches "gagnent"
Les chirats montrés jusqu'à présent constituent tous des exemples de "victoire" de la géologie sur la végétation : la réorganisation permanente des blocs, l'épaisseur du chirat, et les espaces conséquents entre les blocs sont peu propices au développement des végétaux et seuls les lichens peuvent se développer à la surface des blocs rocheux.
Quand la végétation "gagne" : les différents stades de la succession écologique
Le subtil équilibre entre la réorganisation des roches, d'une part, et la croissance végétale, d'autre part, peut parfois basculer en faveur de cette dernière. Dès que le point d'équilibre est franchi, la croissance végétale prend le dessus et s'oppose au maintien du chirat : les végétaux pionniers (mousses surtout) retiennent les particules d'érosion et d'altération et donc, aussi, de l'eau, ils facilitent ainsi la formation d'un sol puis l'installation d'une strate de végétation basse (fougères, callune, myrtillier, framboisier), qui consolident eux-mêmes le sol, l'épaississent, limitent le mouvement des blocs, et facilitent enfin la colonisation du milieu par une strate arbustive pionnière (à sorbier des oiseleurs) puis par une forêt climacique (selon l'altitude et l'exposition, de hêtres ou de sapins). Les mouvements des blocs sont alors petit à petit limités par la végétation, ses racines et le sol qu'elles permettent de former : le chirat n'est alors plus. Les Crêts du Pilat permettent d'observer plusieurs stades de cette succession écologique et de la pédogenèse associée.
Conclusion
Les chirats du Pilat et du reste du Massif Central oriental constituent donc des curiosités géologiques caractéristiques d'un environnement péri-glaciaire. Leur formation et leur alimentation par gélifraction, doublée d'une réorganisation permanente et d'un processus de migration lent, les rapprochent plus des glaciers rocheux que des éboulis, avec lesquels ils présentent des différences majeures.
On peut se demander pourquoi des structures équivalentes aux chirats ne se sont pas développées ailleurs en France que dans le Massif Central durant la dernière glaciation, notamment dans d'autres massifs de moyenne montagne. Les réponses, sans être tranchées, font probablement intervenir plusieurs facteurs.
- Besoin d'un relief élevé mais pas trop, pour ne pas qu'un glacier ait pu s'y installer.
- À la différence des Vosges et du Jura, la proximité d'un glacier dans la vallée, créant un environnement froid sur les sommets alentour, sans pour autant que ceux-ci ne soient recouverts par le glacier (ce qui aurait mobilisé les blocs)... même si certains sommets d'altitude moyenne des Vosges devaient montrer des conditions climatiques proches de celles du Pilat.
- Certains évoquent enfin une pétrologie micaschisto-gneissique favorisant particulièrement la gélifraction au niveau des plans de schistosité. Une discussion plus longue sur ces facteurs est proposée en bibliographie [1].
Il faut donc un relief important, pour que la neige puisse le recouvrir et que les premiers mètres de sol soient gelés, mais pas trop, pour ne pas qu'un glacier puisse s'y installer !
On estime que le massif des Appalaches, aux États-Unis, est l'un des seuls (le seul ?) autres endroits au monde où il est possible d'observer des formations équivalentes aux chirats. En particulier, le Hickory Run Boulder Field, véritable "rivière rocheuse", a donné son nom au Hickory Run State Park et a conduit à sa création. Cette formation est même reconnue comme étant un National Natural Landmark (programme américain visant à reconnaître les curiosités biologiques ou géologiques, publiques ou privées, d'intérêt exceptionnel pour les États-Unis ; l'exemple peut-être le plus connu de National Natural Landmark est le Grand Canyon.
En France, il existe également l'Inventaire national du patrimoine géologique (INPG), lancé en 2007, et piloté par plusieurs institutions, dont le Muséum national d'histoire naturelle (MNHN) et le BRGM. Cet inventaire a pour but de recenser, au niveau régional (le recensement étant mené par les DREAL - Directions Régionales de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement), les différentes richesses géologiques françaises, et il est ainsi préliminaire à la désignation des zones à protéger. On ne peut donc que se réjouir qu'en 2015, les Crêts du Pilat aient à leur tour été classés en tant que site d'intérêt patrimonial !
Bibliographie
Bernard Etlicher, 2004. Les chirats de la bordure orientale du Massif Central Français : un paysage marqué par la macro-gélifraction des socles (pdf)
Alain Pachoud, 1991. Une catastrophe naturelle majeure : l'écroulement du Mont Granier dans le Massif de la Chartreuse au XIIIème siècle, La Houille Blanche, 5, 327-332 (pdf)